Legend of Shapeshifters (T3)

Chapitre 12 : Spectre du passé

La viande fraîchement découpée et pendue aux crochets élevait une brume de chaleur au-dessus des échoppes du marché de Ragnok. Près des étalages, il semblait y faire chaud, alors que dans les montagnes, les températures avaient plongé avec l'arrivée de l'hiver. On pataugeait dans la neige du matin au soir, décrochait les petites stalagmites qui se formaient dans ses cheveux. Il semblait y avoir un peu moins de choix au marché que d'habitude. On ne trouvait plus les baies hivernales des bois d'Ewilem, ni le maïs doré cultivé sur la côte Ouest. Depuis la prise d'indépendance de Ragnok vis-à-vis de la capitale, la ville des montagnes s'était encore plus renfermée sur elle-même.

Elv n'avait pas de quoi troquer une bonne pièce de viande ce jour-là. Elle n'avait même rien. Mais ce n'était pas grave. Elle traversa seulement la grande place enneigée et les vapeurs des viandes sanguinolentes, huma leur parfum avec plaisir, mais s'en tint là. Emmitouflée dans de nombreuses couches de laine et de fourrure, elle quitta le quartier du centre en direction de la Souricière, son foyer.

Quatre lunes étaient passées depuis qu'elle avait quitté Ewilem, et qu'elle le veuille ou non, la routine s'était installée : la chasse, les visites chez Yaren et Joanna, les dîners chez les chevreuils, la nuit dans sa petite boîte. Même si elle aurait pu en périr d'ennui, force était de constater qu'elle lui redonnait son énergie perdue. Quatre lunes étaient passées, et Elv n'avait plus de nouvelles de Wade.

Ou du moins si. Elle avait bien reçu les pires nouvelles qu'elle avait pu imaginer à son sujet : un tigre à Varkens, en tentant d'assassiner l'égérie rebelle, s'était vu traîné dans la boue, chassé par les deux camps. Il avait disparu. Rayé de la carte. Plus personne n'avait revu son visage depuis sa disgrâce. Il était haï de tous les partis.

Wade l'avait fait : il avait profité qu'Elv se soit éloignée pour finir le travail, travail qu'elle l'avait elle-même empêché d'accomplir au nom de sa propre morale. Elle en venait à se demander ce qui serait arrivé, si elle ne s'était pas interposée ce jour-là. Le mouvement rebelle, qu'elle suivait désormais avec intérêt, n'aurait peut-être jamais pris forme. Elle n'oubliait pas. Elle n'oublierait jamais cette journée de printemps, où elle avait vu les limites de son amour pour Wade. Quatre lunes étaient passées, et elle guérissait de son chagrin.

Elle croyait s'être faite à l'idée de ne plus jamais le revoir, et pourtant, en apprenant sa disgrâce, sa première émotion ne fut pas de la colère, ni de la rancœur, ni même de l'exaspération.

Elle fut d'abord terrorisée à l'idée que Wade ait été tué.

Elle s'éloigna enfin du centre-ville, gagnant les ruelles plus tortueuses de la périphérie. En cette matinée grisâtre, les rues lui semblèrent désertes, silencieuses. Des gouttelettes s'échappaient des toitures, s'écrasant faiblement dans la poudreuse. Elv pressa le pas, tassée dans ses vêtements chauds. Elle tourna à l'angle d'une rue, dans le sillage d'une ombre. Devant elle marchait une silhouette. Sans le vouloir, elle se mit à observer sa carrure, sa façon de se mouvoir. Son cœur cogna brutalement contre sa poitrine.

Ce devait être une hallucination, une simple et étrange coïncidence. Et pourtant, ces épaules, cette stature...

« Wade ? » Tenta-t-elle d'une petite voix.

L'ombre se retourna. Elv sentit son cœur s'affoler. Au beau milieu de cette ville enneigée, dans la parenthèse de cette rue, elle cessa de respirer. La familiarité de ce visage bouscula ses sens.

Des boucles sombres, d'une longueur qu'elle découvrait, venaient dissimuler ses traits. Une barbe épaisse couvrait ses joues et pourtant, elle connaissait chaque détail de ce visage. Et c'est lorsqu'elle vit l'éclat enfoui dans le bleu de ses yeux qu'elle sut avec certitude qu'elle l'avait retrouvé.