Chapitre 10 : Paria

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Le souffle glacé du torrent projetait ses échos dans la vallée. Une épaisse couche de neige recouvrait les sapins qui ombrageaient la rivière, plongeant le lieu dans l'obscurité. L'eau continuait sa course par une petite cascade, un relief où venait s'écraser le soleil plaintif de l'hiver. C'était sur ces pierres, froides et âpres, qu'était étendu un grand félin. Le tigre observait l'eau passer, le regard éteint. Sa lourde tête reposait sur ses pattes et le vent venait tranquillement agiter sa fourrure. Mais le fauve demeurait immobile. Il ne sursauta pas lorsqu'un bloc de glace se détacha de la paroi pour s'écraser dans l'eau dans un vacarme assourdissant. Il ne bougeait pas car Wade avait le cœur en miettes.

Ragnok. Voilà maintenant quatre lunes qu'elle était devenue sa prison. Le grand félin releva la tête et son regard se perdit dans le ciel. Le soleil n'allait pas tarder à décliner et il lui fallait prendre le chemin de la ville avant de craindre les gelées nocturnes. Avec un feulement rauque, il abandonna son promontoir et prit le chemin de la civilisation.

La nature paraissait endormie. Silencieuse. La neige avait figé la montagne, recouvrant de son voile blanc la vie en altitude. Sur ce manteau immaculé, la fourrure du prédateur jurait. Autour de lui, le tigre sentait la faune s'agiter. De son ouïe fine, il pouvait entendre le bruissement discret d'une proie en fuite. Mais le fauve continuait sa route, apathique.

Wade s'arrêta près d'un arbre creux. Rapidement, il poussa la neige pour dégager un espace terreux, laissant apparaître quelques maigres brins d'herbe. Il hésita un instant puis se transforma. Ses pieds rencontrèrent la terre gelée et il se dépêcha de prendre ses affaires dans le tronc creux. Transi par le froid, Wade se mit à grelotter. Il s'enferma dans un épais manteau noir, et, tout en faisant bouger ses orteils dans ses chaussures, il souffla sur ses mains pour les réchauffer. Il enfonça sa tête dans un bonnet, couvrant ses cheveux bruns qui avaient poussé jusqu'à recouvrir ses oreilles. Une barbe sombre, plus épaisse, noyait ses traits. Il se répétait que ce n'était que pour masquer plus facilement son visage mais en réalité, il détestait accepter cette nouvelle apparence qu'il aurait haï autrefois. Frigorifié, il ne perdit pas plus de temps et reprit sa route vers Ragnok.

Arrivé au niveau des premières habitations, il rabattit sa capuche et baissa la tête. S'il avait pris la peine de se transformer, c'était pour ne pas être vu. Sa forme animale le trahirait trop facilement et depuis la fin de l'été, Wade faisait profil bas. Ainsi, il gardait son apparence de fauve pour le secret des montagnes.

Silhouette voûtée et prostrée, il passa à travers le centre-ville. Il avait fini par haïr ces maisons de pierre grises qui lui criaient sans arrêt sa défaite. Presque dix ans auparavant, il avait quitté son village natal, plein d'espoir et de rêves. Il s'était promis de ne jamais y revenir, de trouver ailleurs un but, la consécration, la reconnaissance. Mais ce n'était pas la gloire qui l'avait accompagnée lors de son retour. Seulement la honte.

Wade s'était fondu dans le paysage. Désigné comme ennemi à abattre par Aaron et traqué par Rainyd, il avait disparu, reclu dans le corps de ce jeune homme au regard vide, accablé par l'échec. Il avait abandonné sa vie de prince à Ewilem, fait une croix sur ses plus belles années et accueilli la solitude. Mais pour la première fois de sa vie, ce n'était pas seulement pour lui-même qu'il avait eu peur.

Il n'enleva sa capuche qu'une fois devant une maison bordée par les sapins, tout à fait au Nord de Ragnok. C'était celle de son enfance. Elle l'avait attendu, inhabitée depuis presque dix années. Il écarta la neige qui entravait le passage et s'avança vers la porte. Quatre lunes auparavant, la végétation y avait repris ses droits, mais l'intérieur, sous une couche de poussière, était resté intact. Wade avait appris, par quelques ragots du voisinage, qu'on disait cette maison maudite. Cette bâtisse avait accueilli une famille qui avait laissé un orphelin côtoyer la mort. Appréciant que la superstition ait tenu les voleurs à l'écart, Wade ne put voir plus ironique comparaison.

Legend of Shapeshifters (T3)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant