Chapitre 39 : Les regrets

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La nuit était claire. Les lueurs de la pleine lune se reflétaient dans les fenêtres des maisons, plongeaient les murs où l'on y avait inscrit le jour de l'exécution des derniers puristes dans une couleur indéfinissable. L'ombre de Priam défilait de torche en torche, l'accompagnant dans son trajet au travers de la ville. Kes ouvrait la marche, volant au-dessus de lui, et lui jetait des croassements à chaque croisement. Le corbeau l'appelait, l'invitait à quitter les rues, s'enfoncer dans la montagne et retourner dans son petit refuge dans les hauteurs, là où ses oies revenues de migration devaient l'attendre.

Mais Priam ne pouvait s'y résoudre. Retourner chez lui, c'était refermer la page, c'était revenir à ses habitudes d'avant-guerre. Mais rien ne serait jamais comme avant. Rien ne pouvait colmater cette faille douloureuse dans sa poitrine.

Il était cependant convaincu qu'une petite chose pouvait empêcher cette fissure de s'étendre.

Il traversa le quartier des hybrides. Avec la tombée de la nuit, les rues y avaient cessé de bourdonner. Dans ce calme, dérangé par quelques rumeurs s'échappant des fenêtres ouvertes, Priam eut un sursaut en passant devant les portes entrebaillées de l'ancien quartier général des rebelles ragnokiens. Il venait de reconnaître la voix flûtée d'Elv.

« Tu peux bien nous accorder un instant ! »

Piqué dans sa curiosité, il s'arrêta à l'ombre du battant, et glissa un œil à l'intérieur. C'était bien Elv, dressée au centre de cette pièce enfoncée dans le sol et éclairée par les chandelles.

« Tu es le dernier à avoir connu Vaia, ajouta-t-elle avec une patience éreintée. Rosalie m'a dit que vous avez été proches, tous les deux. Elle a pu nous raconter ce qu'elle a vécu avant de te rencontrer, mais c'est toi qui dois savoir ce qu'il s'est passé avant... Avant la fin. Tu peux sûrement nous dire...

- Sûrement, Elv. Mais je vous demande juste de reporter cette discussion à un autre jour. Je suis épuisé. »

Aaron apparut dans son champ de vision. Une main au bout d'une attelle, l'autre empoignant une canne tant ses hanches capricieuses s'étaient affaiblies au cours des derniers jours. Elv fut rejointe par son frère Oliver, qui se tint à ses côtés comme soutien. Si Elv serrait seulement les poings, lui paraissait beaucoup plus acide.

« Et on va devoir attendre combien de temps ? Fit-il. Jusqu'au dernier moment ? Comme quand tu m'as annoncé sa mort ?

- Je ne voulais pas que tu en souffres pendant les combats à Ewil...

- Aaron, on est sa famille ! Éclata Elv. On a le droit de connaître toute l'histoire ! Vaia est partie sans nous laisser de traces, est-ce que tu te rends compte à quel point ç'a été dur pour nous ? »

C'était la colère plus que la supplication qui portait la voix de la jeune fille. Vaincu, Aaron s'appuya sur un coin de la table avec lourdeur. S'il levait les yeux, c'était seulement pour fixer un point derrière les épaules d'Elv et Oliver, comme s'il était trop douloureux de les regarder dans les yeux. Il reprit avec plus de douceur :

« Je ne vais pas vous apprendre beaucoup plus que ce que Rosalie vous a déjà dit. »

Incapable pour le moment d'abandonner l'écoute de cette discussion, Priam se tapit davantage dans l'ombre, le cœur battant. Elv semblait contenir sa contrariété dans une voix qui se voulait mesurée.

« Je veux savoir ce que ma sœur et toi avez vécu.

- On a besoin de savoir si au moins... Elle était heureuse. » renchérit Oliver.

Un frisson traversa les épaules d'Aaron. Son regard se fit plus fuyant qu'il ne l'était déjà, ses lèvres se tordirent.

« J'ai aimé Vaia. Plus que tout au monde. Je l'aimais tellement que je me croyais incapable de la rendre heureuse. »

Legend of Shapeshifters (T3)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant