La montagne n'avait jamais été aussi calme. La faune entière semblait éteinte, sur le qui-vive, comme prête à affronter l'orage. Silencieuse, Ragnok survivait, comprimée par ses murs arpentés de soldats. Mais plus loin, sur les hauteurs, un bataillon entier n'attendait plus que le signal.
Une explosion déchira le ciel. La déflagration souffla les pins et répercuta ses échos dans toute la vallée. Le rocher gémit, gronda, étouffé par les volutes de fumée. Pendant un instant suspendu, rien ne bougea. Mais lorsque la première pierre s'effondra, l'Aiguille chuta avec elle.
« On y va ! »
Kale se redressa brutalement. Avec lui, la troupe entière s'élança dans la pente. Les rebelles jaillirent de la lisière des pins. Invisible jusque là, l'armée de changeurs chargés de vivres déferla depuis les hauteurs. Telle une vague, ils engloutirent la distance qui les séparait de Ragnok, contournant la trajectoire de l'éboulis. Le fracas sourd d'un impact les fit redoubler d'ardeur. En contrebas, la palissade gisait, éventrée par les restes de l'Aiguille.
Ensemble, Kale et Callisto couraient à s'en tordre les chevilles. L'ânesse avait pris de l'avance, plus à l'aise avec ses quatre sabots. Ils étaient tous deux chargés au possible, le poids de leur paquetage menaçant de les faire chuter. Alerte, Kale quitta un instant ses chaussures des yeux pour lancer autour de lui un regard circulaire. Les premiers rebelles avaient déjà atteint la ville.
Ragnok n'était plus que pagaille. De sa bordure s'échappaient les plus hardis, affluaient les soldats ennemis. Mais ce n'était pas ici que les rebelles se dirigeaient. L'explosion avait offert la diversion parfaite pour grimper sur un pan de mur non-surveillé et y envoyer les vivres.
Kale reprit sa course effrénée. Mais soudain, en le dépassant, un changeur manqua de le déséquilibrer. Un changeur qui, bien le seul, n'était chargé d'aucune provision et qui, ignorant le plan de départ, fonça à toute allure vers le trou dans le mur.
Wade bondit par-dessus la palissade défoncée. Il s'arrêta un instant, à bout de souffle, déboussolé par la panique ambiante et les volutes de poussière. Il fit soudain volte-face, alerté par les cris des soldats puristes. Il n'avait pas le temps de rêvasser. Il pensait à Isaac, puis Elv, sachant bien qu'il ne pourrait aider que l'un des deux. Bravant l'épuisement, il s'enfonça dans la ville en panique.
Il cherchait à battre le temps à son propre jeu. Son sang cognait contre ses tempes, gardant l'épuisement et la douleur à distance. Dans sa confusion, il bousculait les ragnokiens affolés, mais aucun de ces visages n'avait les traits d'Elv ou d'Isaac.
Malgré lui, il ne pouvait s'empêcher de se demander si sa tentative avait été vaine. Et s'il ne trouvait ni l'un ni l'autre ou pire, précipitait leur mort dans sa tentative ? Ses sensations pulsèrent lorsqu'il s'arrêta brusquement pour jeter une œillade paniquée à la brèche. Petit-à-petit, les soldats affluaient, colmataient l'ouverture. Il ne pouvait plus se permettre d'attendre, sinon, ce serait sa propre peau qu'il allait y laisser.
Une silhouette le figea sur place. Elv se tenait immobile, le regard éteint et profondément abasourdi, braqué sur le chaos. Sa maigreur sortit Wade de sa stupéfaction.
Il bondit devant elle, le cœur battant de la sentir si proche. Mais à l'instant même où elle le reconnut, Elv sursauta. Son visage se tordit en un masque effaré et un éclat de terreur s'alluma au fond de ses yeux. Il n'eut pas le temps d'en être blessé.
« Elv ! Dépêche-toi, il faut que tu viennes avec moi ! »
Sa lenteur affligée rendit son empressement plus insoutenable encore. Il ne tenait pas en place, passant d'Elv à la barricade, le corps entier sur le qui-vive. Elle articula faiblement :
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Legend of Shapeshifters (T3)
AdventureDécret de l'automne 53, Ewilem : " Article 1 : Tout individu de race non-pure, mâle, femelle et enfant, a pour obligation de se déclarer à la Milice ewilemienne et de se rendre dans le quartier de l'Est où la résidence lui est réservée. Article 2 :...