Legend of Shapeshifters (T3)

Chapitre 29 : Les choix

La journée défila avec une lenteur morne. La nuit s'installa comme un voile froid et aveuglant. Les rebelles avaient passé tout ce temps à déblayer les rues en tenant sous leurs lames les gardes ewilemiens, à recoudre les plaies et à nourrir les squelettes ambulants du ghetto. Avec une ironie sombre, ils avaient utilisé les fosses dédiées au départ aux hybrides pour y entasser les victimes de la bataille. Durant tout ce temps, les habitants ewilemiens avaient observé ce spectacle en silence, barricadés derrière leurs volets, prêts à fuir dès que la soi-disant dictature hybride serait installée.

Entre les murs de l'hôpital, Aaron s'était assis sur l'un des derniers tabourets restants pour se laisser ausculter. Son épuisement était tel que ses membres ne pouvaient cesser de frémir. Ou bien était-ce toujours le choc ? En baissant les yeux sur son manteau, il remarqua les innombrables petits trous dans le dos. Ses épines avaient mis toute l'après-midi à se rétracter, et seules demeuraient celles dans la nuque. Ses nouvelles cicatrices, ses hanches faibles, ses aiguilles, preuves que ce combat l'avait marqué à jamais.

Il s'adoucit en voyant Lyanna s'asseoir à ses côtés. Elle le scruta un long moment, comme pour déceler de nouvelles blessures en dehors de celles qu'elle avait sous les yeux. Puis, reprenant son souffle et sa vigueur, elle déclara :

« J'ai envoyé Ella et Findel en éclaireurs. Il faudra partir pour Ragnok dès l'aurore. »

A sa grande surprise, le visage d'Aaron se décomposa. Elle pensait le soulager en prenant les rênes à sa place tandis qu'il se reposait de cette journée infernale, et pourtant, Aaron répliqua :

« Attends Lyanna, on ne peut pas partir maintenant. Regarde autour de toi : c'est le chaos. Il faut finir la réorganisation d'Ewilem. Si on abandonne la ville dans cet état, la situation va nous échapper des mains.

- Les groupes de Léon et Marcia vont rester ici, ils pourront gérer ça, le rassura-t-elle. Ewilem est prise. Maintenant l'important, c'est de délivrer Ragnok. On s'est scindés à condition de faire vite. La construction des bateaux nous a fait déjà trop traîner, on ne peut pas les faire attendre plus longtemps. On l'a promis à Kale et Callisto. »

Lyanna venait de lui asséner le coup de grâce. Aaron n'avait pas oublié Ragnok, ni ses amis absents, mais cela ne l'empêchait pas de trouver ce pari très risqué. Les purs ewilemiens tremblaient encore de confusion. Le cas des prisonniers n'avait pas été traité. Les sièges du Conseil étaient vacants. Et tous ces problèmes étaient relégués entre les mains de deux escouades seules pour le temps de leur ultime bataille dans les montagnes.

Mais Lyanna n'avait pas tort. La situation de Ragnok était une urgence tout autant que celle d'Ewilem avant son invasion. Et si leurs greniers étaient vides ? Et si le Conseil ragnokien avait jeté les armes et s'apprêtait à s'allier avec les derniers puristes ? Le faux choix qu'Aaron avait fait à Aust n'avait été en réalité que repoussé. Ewilem, ou Ragnok.

Aaron était exténué et conscient que ses troupes étaient en ébullition. Il n'en pouvait plus de se battre, alors tenir tête à sa meilleure amie, il n'en avait plus la force.

« D'accord. Partons pour Ragnok. » Souffla-t-il dans un dernier soupir.

Lyanna expira de soulagement. Elle s'apprêtait à quitter la salle pour le laisser se reposer et annoncer officiellement leur départ pour le lendemain, quand il lui attrapa la main, le regard durci.

« Même si l'on part demain, il reste encore un moyen d'éviter un nouveau bain de sang. »

***

La nouvelle avait renversé le camp comme un bélier. Le départ s'imposait de façon frénétique. On pliait les tentes, rangeait les vivres et attelait les charrettes. A la tombée du jour, les rebelles se retireraient à Ragnok. Les plus éreintés de la bataille avaient regagné leur refuge, hébétés par ce fourmillement précipité. Un groupe restreint veillerait sur la ville et sur les plus graves blessés. Pour les autres, pas une seconde de répit. Ce n'était qu'une bataille de gagné. Ragnok étouffait toujours sous le joug des puristes.