Chapitre 23 : Captive

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Voilà quinze nuits que le corbeau s'était envolé pour Aust, quinze nuits que les murs scindaient Ragnok, quinze nuits qu'Elv et Rosalie étaient sans nouvelles de l'extérieur.

Un froid mordant s'était installé dans la vallée. Dans la crainte qu'une offensive soit lancée des murs, les miliciens se relayaient jour et nuit aux portes de la ville, grelottant sous la fourrure de leur forme animale. Comme les habitants étaient évidemment en grave période de crise, les greniers centraux avaient été ouverts, et toute la nourriture était rationnée. Les Purs étaient prioritaires ; les Hybrides se partageaient le reste.

« Doucement s'il-vous-plaît ! Là, là, restez dans la ligne et tendez vos gamelles. »

Heureusement, dès l'automne, des greniers clandestins avaient été organisés dans la périphérie, remplis au fur et à mesure de viande séchée, de légumes confits, et de fromages secs. A la tombée de la nuit, les hybrides se massaient en file indienne à l'hôpital de bordure, tendant leurs assiettes vides aux bénévoles, parmi lesquels se trouvait la jeune Elv.

« Non, nous n'avons plus de foie de morue, je suis désolée. Si vous demandez à la loutre là-bas, elle pourra peut-être vous aider. Bonne nuit !... Bonsoir, deux enfants ? Il reste quelques bouteilles de lait de vache... »

Emmitouflée dans ses couches de laine, elle faisait des allers-retours entre les entrepôts et les étalages. Des engelures naissaient sur ses doigts nus. Lorsque, plus tard dans la nuit, le flux d'affamés se tarit, elle se permit d'enfouir ses mains engourdies dans ses poches, les lèvres gelées, le ventre vide.

« J'te remplace gamine, va. »

Elle jeta un regard de gratitude à Olga qui venait d'arriver en retroussant ses manches. Sous sa forme humaine, la génisse hybride arborait deux cercles encroûtés sur ses tempes. Elle restait malgré tout aux yeux d'Elv l'une des rebelles les plus aimables et les plus combatives de toute la périphérie ragnokienne.

« C'est calme ce soir, fit remarquer la jeune fille.

- Pas pour bien longtemps, rétorqua Olga. Le Conseil joue la carte du "tout va bien" et les citoyens se tiennent à carreau pour le moment, mais ça va vite virer à la mêlée générale. »

Elv jeta un regard songeur vers le ciel. Toujours pas d'ombre noire.

« Tu as entendu les rumeurs ? Demanda la jeune fille.

- Lesquelles ? 'Y en a un paquet qui circulent en ce moment.

- Que certains ont réussi à sortir. Des rats, des rongeurs, des belettes. Le mur a des failles pour les plus petits. »

Olga prit une mine suspicieuse.

« Oh toi gamine, t'as une idée derrière la tête.

- Ne va pas croire que je veux fuir, répliqua brusquement Elv. Seulement... »

C'était pourtant l'impression qu'elle donnait. Elle était toujours prête à offrir ses bras à la communauté, mais depuis que les murs étaient dressés, elle sentait la situation s'enliser et son utilité s'éteindre. Elle voulait faire bien plus que de simplement verser du ragoût dans des écuelles. Son intuition lui disait qu'au-delà de la palissade, elle pourrait réellement œuvrer pour la fin du siège. Olga la coupa en posant une main franche sur son épaule.

« Honnêtement Elv, même si tu voulais juste te faire la malle, je t'en voudrais pas. Si on n'est pas sauvés d'ici-là, je ne donne pas cher de notre peau quand les greniers seront vides. Alors si toi au moins, et tous les autres nabots de ce quartier peuvent survivre, sauve-toi. »

***

L'hôpital de bordure était plus submergé que jamais. La petite bâtisse de granit avalait les patients par dizaines comme elle crachait des nuages de fumée. Elv était parvenue malgré tout à se faufiler dans les couloirs bondés, et à rejoindre la salle d'auscultation qu'occupait Rosalie lors d'un court temps de latence. Depuis le début du siège, la chevrette avait beaucoup maigri.

Legend of Shapeshifters (T3)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant