Chapitre 7 - Nigel Daldd [1/2]

8 4 0
                                    

Dissimulé derrière la porte entrouverte, le garçon de sept ans n'osait pas entrer dans la chambre qui sentait la sueur d'hommes inconnus.
Sa mère lui avait ordonné de rester tranquille, comme tous les jours, mais il s'ennuyait et commençait à avoir faim. Après des heures, il soupçonnait sa mère de l'avoir une nouvelle fois oublié, à moins qu'elle ne le fasse exprès.
A présent qu'il se tenait devant la chambre qu'il partageait avec sa mère, il demeurait figé et ne savait plus que faire face à la scène qui s'offrait à lui.
Sa mère était allongée sur le lit aux draps usés et tachés, un sein échappé de son corsage échancré, et un homme aux vêtements partiellement défaits pesait sur elle, une main retroussant sa jupe.
Percevant probablement le regard de Nigel sur lui, le client se tourna vers la porte. L'avisant, il s'écarta d'un bond de la mère du garçon, manquant de chuter du lit. Se redressant sur ses coudes, elle le découvrit à son tour et la contrariété descendit sur son visage fardé.
Tout en réajustant sommairement ses vêtements, elle se leva en venant à pas furieux vers Nigel. Ce dernier ne chercha même pas à fuir face à la colère de sa mère, sachant que c'était inutile et se moquant bien de se faire houspiller devant tout le monde.
Le saisissant par le bras sans aucune douceur, sa mère l'entraina à sa suite dans le couloir à enjambées légèrement trop rapides pour ses courtes jambes d'enfant et le conduisit dans le salon de la maison close où les employés accueillaient les clients. Toujours aussi brusquement, elle le fit asseoir sur l'un des divans puis, le laissant un instant, elle revint de la cuisine avec un verre de lait. Elle y versa le contenu d'un des petits sachets qui trainaient sur l'une des tables et le tendit à Nigel.
La poudre irisée dota la boisson d'étranges reflets en se mêlant à elle en dégageant une odeur doucereuse. Nigel la renifla, le nez froncé et un rictus peu convaincu sur les lèvres.
D'un geste vif, sa mère lui ordonna de boire son verre avant de retourner s'occuper de son client.
Un soupir gonfla la poitrine de Nigel alors qu'il balançait les pieds du haut du divan. Il ignorait à quoi il s'attendait en allant ainsi s'enquérir de sa mère, probablement à rien. Il ne la voyait que peu par jour et elle préférait le délaisser pour se charger de clients plutôt que de prendre soin de son fils.
Myosotis avait été l'une des filles les plus appréciée de l'établissement, notamment grâce à sa longue chevelure d'un blond presque blanc qu'elle avait transmise à Nigel, mais, depuis quelques années, sa popularité déclinait, même si il lui restait toujours des clients fidèles, comme celui avec lequel Nigel l'avait surprise. Les raisons à ce déclin était son âge qui avançait, bien qu'elle camouflait les premiers signes du passage du temps sous d'épaisses couches de maquillage, et, surtout, le fait qu'elle avait un enfant.
Tombée enceinte d'un de ses clients qu'elle aurait été bien incapable de nommer, elle n'avait su que faire et avait finalement mené la grossesse à terme. Evidemment, donner le jour à un enfant avait déformé son corps, ce qui avait impacté son travail, tout comme le fait de se retrouver à devoir élever un bambin qu'elle n'avait jamais désiré.
Ces sept dernières années n'avaient pas contribué à créer un lien entre la mère et le fils. Myosotis considérait Nigel comme un poids qu'elle était obligée de trainer, une condamnation injuste qu'elle ne souhaitait pas purger. Sans compter qu'il avait involontairement une influence négative sur son travail, comme cela venait juste de se produire.
Ce qu'elle reprochait le plus à Nigel était que le tenancier de l'établissement où tous deux vivaient n'appréciait que peu de voir un enfant trainer dans sa maison close. Certains clients étaient incommodés ou rebutés par sa présence. Sans compter que Myosotis perdait du temps à s'occuper de lui, le peu de fois où elle pensait à le faire, un temps durant lequel elle aurait pu gagner de l'argent.
A cause de Nigel, Myosotis craignait d'être un jour chassée par le tenancier et de perdre son moyen de subsistance.
Une voix qui appela son nom extirpa le garçon de ses pensées, dans lesquelles il s'était abîmé, les mains serrées autour de son verre de lait. Relevant ses yeux bleu glace, il avisa le sourire bienveillant de Cannelle, une autre employée de la maison close.
La jeune femme tenait ce surnom de la couleur de son teint, typique des habitants de Lythyneth, tout comme ses yeux noirs étirés et ses épais cheveux sombres. Ces traits atypiques à Reynelsky, où la majorité de la population possédait une peau claire et des cheveux blonds, lui conféraient un charme exotique apprécié par beaucoup de clients. C'était d'ailleurs ces derniers qui lui avaient trouvé le nom de Cannelle, qu'elle portait pour travailler.
Nigel ignorait d'ailleurs si Myosotis était le véritable patronyme de sa mère ou si, comme pour de nombreux filles et garçons de joie, elle utilisait un faux prénom pour ses activités. Il ne connaissait même pas son nom de famille et n'en portait aucun lui-même.
Malgré sa popularité, Cannelle s'efforçait toujours de passer un peu de temps avec Nigel, tout comme d'autres employés de l'établissement, contrairement à sa propre mère.
S'asseyant à côté de lui, la jeune femme s'enquit de comment il allait en lui ébouriffant affectueusement les cheveux, avec son ton marqué par l'accent de Lythyneth. Heureux d'avoir un peu d'attention, Nigel raconta sa journée en un babillage insouciant que Cannelle interrompit soudainement en avisant le verre de lait, dont Nigel n'avait pas encore pris une gorgée.
Les sourcils froncés, elle le lui prit des mains et le renifla, intriguée par l'étrange couleur de la boisson. Identifiant l'odeur et devinant ce qu'il s'était passé, elle lâcha une injure à l'encontre de Myosotis, qui fit rire Nigel, puis elle renversa le contenu du verre dans un vase qui décorait les lieux en expliquant au garçon que le lait était mauvais.
Un gargouillement sonore que produisit l'estomac de Nigel lui rappela que c'était initialement la faim qui l'avait poussé à aller chercher sa mère.
N'ayant pas le temps de cuisiner un repas pour le garçon, pas alors que de nouveaux clients arrivaient, mais ne pouvant pas le laisser affamé au milieu du salon de l'établissement, elle lui confia quelques petites piécettes, les déposant dans sa paume et refermant ses doigts autour, elle lui conseilla de sortir s'acheter de quoi manger à l'extérieur. Ça lui donnait également l'occasion de quitter la maison close pour quelques heures, ce qui n'aurait pu lui faire que du bien. Une maison close n'avait rien d'un environnement sain pour un enfant, ce dont Myosotis se moquait éperdument.
Les rues de Kaleth n'étaient cependant pas plus sûres, avec toute la criminalité qu'elles abritaient, mais Nigel n'avait jamais rien connu d'autre que cette ambiance de pauvreté, qui, pour lui, était normale.
S'orientant dans les rues boueuses, il atteignit l'échoppe d'un boulanger où il acheta un morceau de pain et quelques beignets sucrés, qui tachèrent de gras le papier dans lequel on les lui enveloppa.
Satisfait d'avoir pu s'offrir ce petit plaisir grâce à Cannelle, Nigel trouva un vieux tonneau vide posé contre le mur d'une taverne sur lequel il s'installa pour manger son maigre repas.
Avec un éclat de gourmandise dans son regard couleur glace, il s'apprêta à engloutir ses beignets mais, avant même qu'il ne les déballe, on saisit le paquet et le lui arracha.
Bondissant à terre, Nigel avisa une fillette blonde d'approximativement son âge courant dans la rue avec ses beignets. L'invectivant, Nigel se lança à sa poursuite mais il la perdit de vue à l'embranchement de trois ruelles.
A contrecœur, il dut donc se résigner à lui abandonner ses beignets mais il comptait bien le lui faire pater la prochaine fois qu'il la croiserait.
Il ignorait son prénom mais il savait qu'elle errait dans le quartier, l'y ayant souvent vue en compagnie d'autres enfants, qui n'avaient aucun toit sous lequel s'abriter, chose fort commune à Kaleth. Contrairement à eux, Nigel avait la maison close où rentrer mais il aurait préféré vivre dans la rue. Malgré toutes les difficultés qu'une telle existence impliquait, il aurait pu être libre de se rendre où bon lui semblait quand bon lui semblait. Sans compter que, malgré son jeune âge, il avait parfaitement conscience que, si il restait dans l'établissement, il finirait par en rejoindre les employés or, il n'avait pas la moindre envie de devenir l'un de ces jeunes hommes dénudés qui s'exhibaient pour des clients pas toujours attrayants.
Retardant le moment de regagner ce qu'il lui servait de domicile, il se promena dans les rues insalubres, qui n'invitaient pourtant nullement à la flânerie, peut-être également dans l'espoir de retrouver la voleuse de beignets. Sachant néanmoins qu'il valait mieux pour lui d'être rentré plutôt qu'à l'extérieur alors que la nuit approchait, il se rendit à la maison close, qu'il ne pouvait pas réellement qualifier de foyer, alors que l'obscurité tombait lentement sur la ville.
Dès qu'il entra, des éclats de voix l'accueillirent mais il ne s'agissait pas des sons qui emplissaient habituellement l'établissement. Nigel identifia le timbre de sa mère, apparemment en pleine querelle avec celui qui s'avéra être le tenancier de la maison close. En écoutant pendant qu'on ne l'avait pas encore remarqué, le garçon apprit que le sujet de la discorde n'était autre que lui.
L'incident de tantôt, lorsqu'il avait interrompu sa mère et son client, qui s'en était certainement plaint au tenancier, était apparemment la limite franchie de trop. A cause de cela, le tenancier considérait qu'il avait déjà été trop tolérant envers Myosotis et Nigel mais, à présent, il ne pouvait se permettre de garder un enfant dans son établissement. C'était trop nocif pour ses affaires.
Pour régler le problème, la solution la plus simple pour lui était de chasser la mère et le fils, se moquant de leur sort, plus préoccupé par l'état de son établissement. Exactement ce que redoutait Myosotis depuis la naissance de Nigel.
La jeune femme tenta d'argumenter mais le tenancier demeura sourd et Myosotis se retrouvèrent jetés hors de la maison close alors que la nuit s'emparait de Kaleth.
Avant que Myosotis ne l'entraine à sa suite, Cannelle retint Nigel un instant, les ayant suivis à l'extérieur. Tout en le serrant contre elle, elle lui glissa une petite bourse en lui conseillant de la cacher à sa mère, se doutant que le souci premier de Myosotis n'aurait pas été de pourvoir aux besoins de son fils.
Etrangement, cette première nuit n'effraya pas Nigel. Au contraire, il était satisfait de dormir sans que son sommeil ne soit parasité par des bruits dérangeants filtrant depuis les chambres voisines, comme il l'avait toujours été, et il était émerveillé d'être bordé par le ciel étoilé, dans lequel il perdit son regard jusqu'à s'endormir, blotti contre un mur à côté de sa mère, peu inquiété par la situation et ne se souciant pas de tous les dangers qu'il encourait à présent.
La lumière du jour le réveilla et il lui fallut plusieurs secondes pour se souvenir de l'événement qui l'avait amené à se retrouver à dormir dans la rue.
Se levant en époussetant son pantalon sali par la boue de la rue, il regarda autour de lui et découvrit qu'il n'était visiblement pas le seul à avoir passé la nuit dans cette ruelle mais il ne repéra pas Myosotis dans les environs.
Cherchant donc sa mère en terminant de se réveiller entièrement, il se lança dans une exploration des alentours, en profitant également pour se mettre en quête de quoi manger.
Tournant dans le quartier durant une bonne partie de la matinée, il se familiarisa avec les rues crasseuses mais Myosotis demeura introuvable. Après plusieurs heures, le garçon se résigna à accepter qu'il ne la reverrait probablement pas. Elle considérait qu'il lui avait déjà suffisamment gâché la vie et elle ne voulait certainement pas s'encombrer d'un enfant dans la nouvelle vie qui s'offrait à elle hors de la maison close.
Cette prise de conscience ne causa guère de peine à Nigel. Après tout, il n'avait pas un lien suffisamment profond avec sa mère pour éprouver un quelconque attachement envers elle. Sa disparition ne lui laissait donc qu'une certaine indifférence. Lui aussi débutait une nouvelle vie et il souhaitait la savourer.
Sans réel but, il déambula dans Kaleth en mangeant une brioche sucrée qu'il s'était acheté grâce à l'argent que lui avait donné Cannelle sans songer à l'économiser.
Soudainement, il capta des rires d'enfants en provenance d'une réelle non loin. Curieux et espérant trouver un moyen de s'amuser pour tromper son ennui, il s'y engagea en terminant d'avaler sa brioche.
Après quelques mètres dans la boue humide et malodorante mêlée d'immondices, il déboucha dans une impasse où les commerces alentours se débarrassaient de leurs caisses et tonneaux vides, dont beaucoup partaient en morceaux vermoulus rongés par l'humidité qui stagnait souvent dans la ville à cause de la proximité avec l'océan, ainsi que de toutes sortes de déchets, qui expliquaient la puanteur ambiante.
Comme indiqué par les rires qui avaient attiré Nigel, un groupe de six enfants, trois garçons et trois filles, était installé sur les caisses ou les tonneaux. Parmi eux, assise le plus en hauteur dans une posture de domination par rapport aux autres, se trouvait la fillette blonde voleuse de beignets.
L'avisant, elle posa ses yeux bleu foncé sur lui puis lança en guise de salutation :

Le Sang des Déchus - Tome 1 : Sang de Mercenaires [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant