Chapitre 19 - Bassarèth

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Malgré les craintes et la méfiance de Lysange, le reste du trajet sur le navire se déroula sans heurt. La peur qu'inspirait les Déchus, en particulier la jeune femme, était suffisamment forte pour qu'aucun marin ne tente la moindre chose et qu'ils préfèrent se tenir à distance.
Une fois à l'air libre, le voyage fut plus appréciable grâce à l'air frais de l'océan et Gaëlan parvint même à échanger tranquillement avec certains marins, n'étant pas un Déchu, et sa sympathie touchant tout le monde autour de lui. Ces quelques discussions donnèrent également au jeune homme l'occasion d'emprunter les quelques cartes que possédait l'équipage pour les consulter, initialement par curiosité et pour s'occuper un peu durant la traversée mais elles lui permirent également de trouver un moyen plus court pour rejoindre Bassarèth qu'en passant par les marais de Nohamm, perspective qui ne l'enthousiasmait pas plus que Nigel.
Bien qu'elle soit située sur le territoire de Taïfyne et donc privée de la technologie des passages développée par Névinda, ils pouvaient le rejoindre en s'en servant. Il leur suffisait de gagner Evelymme depuis Tahoèkk pour emprunter le passage qu'abritait la capitale de Thamyre pour rejoindre la ville de Tahorette au nord de Névinda. La modeste cité était la plus proche de la frontière avec Taïfyne et de Bassarèth, à quelques kilomètres de l'autre côté.
Avec ce chemin, ils évitaient les terrains difficiles des marais de Nohamm ou du Massif des Eaux Secrètes et ils économisaient un temps précieux pour Manolis. Heureusement que Gaëlan savait organiser et prévoir ce genre de choses car ni Nigel ni Lysange n'aurait trouvé ce chemin.
L'idée qu'un trajet plus paisible que celui qu'ils envisageaient les attendait les rendit encore plus impatients d'atteindre le port lorsque l'ennui revint peser sur eux au cours des derniers jours. Leur fébrilité augmenta encore davantage lorsque les côtes d'Heïllanore se profilèrent à l'horizon et que les formes de Tahoèkk se précisèrent d'heure en heure.
Dès que les marins amarrèrent le navire, ils en bondirent sans se laisser retenir. Si, comme Lysange le soupçonnait, l'équipage se serait pressé d'avertir les autorités de leur présence dès leur arrivée, il valait mieux pour eux de s'éloigner le plus rapidement possible.
Lysange en tête, ils ne s'attardèrent pas à Tahoèkk et quittèrent la ville dès qu'ils posèrent pied à terre, en espérant avoir suffisamment de vivres pour le voyage, même si la jeune femme affirma qu'ils n'auraient guère de difficultés à trouver de quoi se nourrir sur le chemin.
En effet, la plaine regorgeait de lapins qu'une flèche bien placée suffisait à abattre et, cheminant le long du fleuve D'har jusqu'à Evelymme, ils eurent une réserve d'eau conséquente, qui leur permit même de se laver lors de quelques haltes.
Malgré leurs craintes d'être poursuivis, alimentées par les soupçons de Lysange, cette partie du chemin se déroula plutôt tranquillement. La route entre Tahoèkk et Evelymme étant fortement fréquentée, notamment à cause des marchandises qui y circulaient, ils restèrent sur leurs gardes, redoutant d'être identifiés, mais être noyés dans la foule offrait une excellente cachette.
Leur arrivée à Evelymme ne fut aucunement remarquée mais Lysange se tendit en pénétrant dans la capitale, Nigel et Gaëlan le perçurent malgré l'impassibilité de la jeune femme. Même si elle ne communiquait pas davantage qu'auparavant, à l'époque des Déchus, Nigel savait à présent que c'était dans cette ville qu'elle était née mais surtout qu'elle avait été abandonnée et considérée comme une enfant maudite à cause de la mort de sa mère. Y retourner la renvoyait certainement à certaines pensées qui assombrissaient son humeur, déjà peu communicative en général, même si elle ne se souvenait évidemment pas de ces événements.
Probablement fût-ce la raison pour laquelle elle les poussa à traverser la capitale en une seule journée sans s'y arrêter, bien que Gaëlan l'aurait souhaité. Lui qui n'avait que très exceptionnellement quitté le confort de sa demeure familiale d'Eluville et qui n'avait absolument pas l'habitude de voyager dans ces conditions aussi spartiates, il peinait de plus en plus à soutenir le rythme. Son corps était perclus de douleurs et il aurait rêvé d'une bonne nuit de sommeil dans un véritable lit entre les bras de Nigel mais il n'osa pas s'opposer à Lysange et il continua sans se plaindre, nourrissant ses craintes des constatations des différences profondes entre son monde et celui de Nigel.
Plusieurs pièces payèrent leur accès au passage d'Evelymme et ils apparurent à Tahorette, à Névinda.
Le paysage de plaine humide qui se transformait lentement en marais autour d'Evelymme céda la place à une autre plaine à la végétation beaucoup plus rase, proche de la steppe, marquée par de nombreux vallons qui devenaient de véritables versant un peu plus au nord pour former le Massif des Eaux Secrètes, région partagée entre Taïfyne et Névinda, raison principale de leur conflit larvé.
Encore une fois, ils ne perdirent pas de temps dans cette ville, qui n'était qu'une étape parmi tant d'autres dans leur quête et se dirigèrent presque immédiatement vers l'ouest et la frontière, que rien ne traçait sinon la volonté des hommes de séparer deux territoires.
Quelques jours de marche supplémentaires et Bassarèth se dessina face à eux, devant la grande étendue verte de la Forêt d'Agaledh. Même sous le soleil de début d'après-midi, la ville paraissait sombre mais il s'agissait davantage d'une lourde atmosphère s'en dégageant à cause de leur connaissance de sa situation actuelle que d'un effet météorologique.
Le chemin par lequel ils arrivèrent vers la ville partiellement confinée était calme, pour ne pas dire totalement désert. Avec les relations tendues qu'entretenaient Névinda et Taïfyne, les voyageurs ne se pressaient pas sur la route menant à la frontière, dans un sens ou dans l'autre. En revanche, de nombreuses personnes quittaient Bassarèth en empruntant le trajet qui passait par la forêt vers l'ouest ou bien vers le nord et Castemont, la capitale nichée dans les montagnes. Certainement les habitants fuyaient-ils avant que la quarantaine ne s'étende à toute la ville et qu'ils s'y retrouvent piégés à la merci de la maladie qui sévissait depuis des semaines.
Leur petit groupe de trois était probablement le seul qui entrait à Bassarèth au lieu de la quitter.
Pénétrer dans les premières rues de la cité s'avéra très aisé, aucun obstacle ne se présenta. La quarantaine ne concernait qu'une partie de la ville et la circulation y demeurait libre dans le reste mais les lieux possédaient déjà des allures de villes fantômes avec les bâtiments vides et l'absence de vie dans les rues.
Un frisson remonta le long de l'échine de Gaëlan à la vision des portes et des fenêtres barricadées, semblables aux yeux et à la bouche d'un mort qu'on aurait cousu lors de l'embaument, qui indiquaient que personne ne comptait y revenir prochainement. Nigel, lui, était certainement accoutumé à ce genre de désolation avec son enfance à Kaleth et Lysange y semblait seulement indifférente.
Les deux Déchus ne réagirent pas spécialement davantage lorsqu'ils passèrent devant une pile de cadavres enveloppés dans des draps couverts de taches humides. Certainement des malades tués par l'épidémie que personne n'avait pris le temps d'enterrer avant de fuir la ville et, à présent, il n'y avait plus personne pour s'en occuper.
A leur approche, une nuée de rats se dispersa de sous les corps dans des piaillements aigües pour disparaître dans quelques zones d'ombre. En revanche, les mouches ne se préoccupèrent pas de leur passage et continuèrent à bourdonner autour de la funeste pile.
L'odeur de putréfaction les saisit violemment à la gorge en les empêchant de respirer correctement. Gaëlan se plaqua une paume sur le nez et la bouche pour empêcher cette puanteur de s'insinuer dans ses poumons en retenant un fort haut le cœur.
Passant un bras autour de ses épaules, Nigel le ramena contre lui pour le réconforter et lui procurer une sensation de protection. Même si il n'était pas affecté par ce qu'ils découvraient dans ces rues, il savait que ce n'était pas le cas de son amant et il cherchait donc à le soutenir comme il le pouvait.
Le tenant contre lui, il l'entraina à l'opposé de la pile de cadavres en poursuivant leur chemin derrière Lysange, qui jeta un regard à la manière dont ils avançaient serrés l'un contre l'autre et émit un claquement de langue en levant les yeux au ciel. Une existence de différences, d'isolement et de mercenaire endurcissait mais Gaëlan n'avait pas connu tout cela.
Le soulagement le submergea lorsqu'ils tournèrent à l'angle de la rue en laissant les cadavres derrière eux mais il fut de courte durée car ils croisèrent de nouveaux corps sommairement emballés, probablement avec les tissus qu'on avait trouvés, et comme oubliés là ça et là. La mort paraissait ramper dans la ville alors qu'ils n'avaient pas encore atteint la zone de quarantaine.
Après encore plusieurs mètres, l'odeur de la mort et de la putréfaction, à laquelle ils commençaient doucement à s'accoutumer, fut remplacée par une autre, plus âcre et agressive, piquante, qui grattait atrocement la gorge et imprégnait tout, des vêtements aux pierres des bâtiments en passant par l'atmosphère elle-même. Elle piquait la langue en se déposant dessus.
Crachant au sol, Lysange fouilla dans le sac de voyage qu'elle portait jusqu'à trouver une tunique qui, contrairement à la majorité de ses vêtements, n'était pas en cuir. Tirant sur le tissu, elle la déchira en trois bandes, deux qu'elle tendit à Nigel et Gaëlan et la dernière qu'elle noua sur le bas de son visage. Les deux jeunes hommes l'imitèrent pour tenter de se protéger un peu de l'odeur, même si ils respiraient moins aisément.
Ils remercièrent d'autant plus la jeune femme que, en s'engageant dans une rue perpendiculaire, un nuage de fumée noirâtre les entoura en s'insinuant sous leur masque de fortune, une fumée chargée de cette odeur nauséabonde qu'elle transportait sur toute une partie de Bassarèth. Leurs poumons les démangeaient et les quelques quintes de toux qui les secouèrent ne les soulagèrent que peu.
Débouchant sur une petite place, ils en découvrirent l'origine : un immense brasier au cœur duquel se consumaient d'étranges silhouettes. Quelques hommes s'affairaient autour. Deux par deux, ils ramassaient les cadavres entassés sur la place qu'ils transportaient jusqu'aux flammes dans lesquelles ils les jetaient. L'odeur et la fumée provenaient de la combustion des cadavres.
Des corbeaux croissaient de temps à autre, perchés sur les toits ou aux fenêtres, guettant un instant d'inattention de la part des fossoyeurs pour voler de quoi se nourrir sur les cadavres qui attendaient d'être livrés aux flammes.
Brûler les corps s'avérait encore être l'un des seuls moyens pour tenter de limiter l'épidémie et les risques de contamination, une méthode qui ne fonctionnait qu'avec un succès mitigé, mais le spectacle avait quelque chose de terrifiant. Les personnes terrassées par la maladie n'en étaient même plus. Enveloppées dans n'importe quel morceau de tissu en guise de linceul, rien ne les distinguait les uns des autres et on les livrait aux flammes sans un mot ni une quelconque considération. Leur identité ne semblait intéresser personne pourtant, avant d'être de simples potentiels vecteurs de maladie, tous ces gens avaient une famille, des amis, un entourage qui tenait à eux. C'était cette déshumanisation qui choqua le plus Gaëlan.
Cherchant une nouvelle fois à le soustraire à ça, Nigel le pressa encore davantage contre lui et accéléra le pas en l'entrainant à sa suite.
S'efforçant de ne pas se faire remarquer, ils passèrent le plus loin possible du bûcher puis s'engagèrent dans une nouvelle rue en s'enfonçant dans les entrailles de la ville.
La route pavée, toujours aussi déserte que le reste de la cité, s'interrompit soudainement, bloquée par une haute barricade fabriquée avec ce qu'on avait trouvé mais dont la solidité paraissait évidente et parfaitement apte à résister à une attaque. S'élevant sur trois mètres, son sommet était hérissé de pièces de métal en une sécurité supplémentaire pour s'assurer que personne ne cherchait à la franchir.
Examinant les alentours du regard, ils conclurent que les lieux semblaient suffisamment discrets et isolés pour tenter d'y passer la barricade. De toute manière, la muraille aurait toujours représenté un obstacle quel que soit l'endroit de la ville et l'avantage à celui où ils se trouvaient était que personne n'y montait la garde.
Encore une fois, Lysange et Nigel n'eurent pas besoin de se consulter pour que la jeune femme s'agenouille en entrelaçant les doigts au pied de la barricade. Lâchant Gaëlan après avoir déposé un baiser sur sa joue, lui manifestant toujours son soutien, Nigel posa le pied sur ses paumes et, se relevant, elle le propulsa vers la barricade à laquelle il s'agrippa.
Grâce à son agilité partiellement vampirique, il atteignit le sommet de la barricade sans éprouver la moindre difficulté. Il ressemblait à une araignée qui évoluait sur un mur.
Tenant en équilibre entre les morceaux métalliques, dans lesquels se prirent sa cape, il déroula sa corde. Aidant Gaëlan tout en montant la garde, Lysange s'assura que le jeune homme parvenait à grimper avant de le suivre. Nigel les aida sur le dernier mètre puis à redescendre de l'autre côté.
Une fois la barricade franchie, l'atmosphère semblait encore plus pesante. Sans compter qu'ils savaient que la maladie sévissait dans ce secteur, ce qui avait de quoi les inquiéter, sauf Nigel. Sa résistance de vampire aurait dû lui permettre de ne pas souffrir de la contagion, du moins, il le croyait. Ce n'était donc pas par regret de la relative sécurité de la partie de la ville qu'ils venaient de quitter qu'il se retourna vers la barricade.

Le Sang des Déchus - Tome 1 : Sang de Mercenaires [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant