Chapitre 6 - Kaleth

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Après être apparus à Zanthyri, Nigel et Gaëlan s'étaient dirigé vers Kaleth, située au nord-ouest, sur l'un des bras de terre qui formaient le nord de Tientinildh, le plus large des deux.
Rattrapé par sa soif et son envie de découvertes alors qu'il quittait son carcan noble pour la première fois, Gaëlan aurait eu souhaité en apprendre et en observer plus sur la capitale de Reynelsky. Il était tout particulièrement fasciné par la manière dont le souverain du royaume était désigné.
Contrairement à Thamyre, qui était une monarchie héréditaire des plus classiques, le roi de Reynelsky était élu parmi les membres de la famille royale élargie par un conseil formé des patriarches ou matriarches des grandes familles du pays. Grâce à ce système, Noximil Will'hinsky avait pu accéder au trône au détriment de son père, Catherin Will'hinsky, il y avait plusieurs années suite au désastre des mines d'Arëynky.
Le jeune homme était également fortement intrigué par les différences entre Zanthyri et Eluville ou même Evelymme. Lui qui avait grandi dans une ville portuaire colorée et très aisée, il trouvait étrange que le port de la capitale ne soit pas directement intégré à celle-ci mais se situait à quelques kilomètres sur la côte.
Il aurait également souhaité s'approcher du lac de Tiaware, non loin de la ville, pour constater de ses propres yeux si il y avait tant de différences ou non avec la mer, qu'il avait toujours connue.
Tant de choses changeaient de l'environnement où il avait toujours évolué qu'il avait voulu toutes les voir et ainsi se forger sa propre opinion mais il n'en avait pas eu l'occasion car Nigel avait refusé qu'ils s'attardent à Zanthyri et leur avait fait quitter la capitale le plus rapidement possible.
Même si la sureté était bien plus laxiste à Zanthyri qu'à Eluville ou Evelymme, avec des patrouilles peu nombreuses, des gardes qui se laissaient facilement soudoyer ou encore une forte criminalité qui détournait l'attention ou garantissait un certain anonymat, il préférait se tenir loin des agglomérations tant qu'ils le pouvaient. Après tout, il était toujours officiellement un criminel recherché à travers tout Thamarèthe, même si les avis de recherches étaient médiocres et imprécis. Sans compter que beaucoup de criminels n'avaient pas le moindre scrupule et l'auraient dénoncé sans aucune hésitation pour toucher la prime promise en échange de la capture d'un des Déchus.
Avec ces arguments, Nigel avait justifié leur départ précipité de Zanthyri. Son accoutrement avec sa cape le dissimulant avait déjà attiré plusieurs regards, trop, même si il n'était vraiment pas le seul à cacher son identité dans les rues de la capitale. Par sécurité, il s'était donc pressé vers la sortie de la ville en entrainant bien évidemment Gaëlan.
Ce dernier avait alors véritablement compris qu'il accompagnait un fugitif, de ce que cela signifiait réellement et des conséquences que cela aurait pu entrainer. Tant que Nigel se contentait de vivre clandestinement dans les sous-sols de la demeure familiale, il savait qu'ils auraient pu avoir de très graves ennuis si on le découvrait mais il n'avait jamais pris totalement conscience des risques qu'il encourait. A présent, il le comprenait et il trouvait cela effrayant cependant, il y décelait également un peu de positif.
Depuis leur fuite d'Eluville, Gaëlan avait constaté que Nigel paraissait bien plus vif, comme lorsqu'il l'avait rencontré. Cette apathie qui l'habitait de plus en plus lorsqu'il habitait chez les Souffian l'avait enfin quitté, ce qui soulageait grandement Gaëlan. Finalement, tout ce qui lui manquait pour redevenir à nouveau pleinement lui-même était de renouer avec son ancienne existence sur les routes, existence que Gaëlan continuait à expérimenter avec quelques difficultés. Nigel n'avait même pas consenti à ce qu'ils passent une seule nuit dans une auberge de Zanthyri.
De toute manière, la ville n'était nullement propice à de quelconques visites, avec ses rues mal entretenues, ces amas d'immondices que personne ne nettoyait, ses bâtiments gris construits avec la pierre trouvée dans la Forêt Brumeuse, au nord de Reynelsky. Le cadre n'avait effectivement rien de particulièrement agréable mais, d'après Nigel, c'était encore pire à Kaleth.
Le trajet entre les deux villes leur avait pris quelques jours. Durant ce court voyage, la dernière étape de ce premier périple, Gaëlan avait néanmoins pu apercevoir le lac de Tiaware vers l'est, dont le miroitement de l'eau leur était parvenu depuis quelques kilomètres. Vers l'ouest, les côtes donnant sur l'océan d'Emohok s'étaient découpé durant la majorité de leur marche.
Gaëlan avait découvert que les dissemblances entre Thamyre et Reynelsky ne résidaient pas seulement dans l'agencement de leurs villes. Si il y avait bien des plaines dans les deux royaumes, celles de Reynelsky étaient rocailleuses, couvertes d'herbes folles et difficiles à cultiver. La prospérité du pays, autrefois connue et même jalousée, n'était plus qu'un lointain souvenir, enfoui dans les anciennes mines d'Arëynky depuis quelques décennies.
En remontant vers le nord, des pins odorants avaient lentement remplacé la plaine alors qu'ils s'étaient rapprochés de l'orée de la Forêt Brumeuse. Plus ils s'en étaient approché, plus des bancs de brume grisâtres s'étaient multiplié en s'enroulant autour de leurs jambes.
En les découvrant, Gaëlan avait compris que ce qu'on racontait sur la Forêt Brumeuse n'était pas que rumeurs et légendes.
Les mines d'Arëynky avaient offert la richesse et la prospérité au royaume. Les galeries s'étendaient sur la quasi-totalité du premier bras de terre, sous la forêt, mais, à force de creuser, les mineurs avaient percé une importante poche de gaze. Pour ne pas avoir à abandonner des galeries rentables, il avait été décidé, avec l'aval de Catherin Will'hinsky, alors roi de Reynelsky, de l'enflammer. Malheureusement, la réserve de gaze contenue sous terre était bien plus importante que prévu.
Aujourd'hui encore, elle brûlait. La combustion perpétuelle dégageait une importante fumée, qui envahissait tous les alentours et avait donné son nom à la Forêt Brumeuse, même si il ne s'agissait donc pas de brume. Devenues impraticables et inexploitables, les galeries avaient peu à peu été abandonnées, tout comme la ville de Kosathire, bâtie dans la forêt à côté des mines pour gérer celles-ci et offrir un toit aux mineurs. A présent, il s'agissait d'une véritable ville fantôme et les lieux avaient la réputation d'être maudits.
La cité portuaire de Kaleth n'avait pas non plus été épargnée par ce désastre. Initialement fondée pour transporter les marchandises extraites des mines, la ville s'était grandement dépeuplée, ceux pouvant se le permettre ayant préféré partir pour un endroit plus accueillant. Sans aucun réel revenu particulier à garantir à ses habitants, la ville avait sombré dans la pauvreté et la criminalité avait explosé alors que tous tentaient de trouver un moyen de subsister dans le crime. Depuis plusieurs années, c'était devenu non-officiellement le symbole de Kaleth, dont la sinistre réputation avait fait le tour de Thamarèthe depuis longtemps.
Le port de la cité ne pratiquait plus aucun échange avec d'autres. Les seuls qui utilisaient encore les infrastructures du port étaient des pêcheurs locaux qui cherchaient de quoi manger dans les eaux ou pour vendre le produit de l'océan pour gagner un peu d'argent et les honnêtes gens évitaient de se rendre à Kaleth.
En s'engageant dans les rues insalubres de la cité à la suite de Nigel, Gaëlan comprit que toutes ces histoires sur la ville n'avaient aucunement exagérées. Effectivement, la situation y était encore pire.
Le cœur de Kaleth était la partie la plus salubre de la ville, avec des rues pavées, des demeures encore élégantes qui laissaient deviner le passé prospère du royaume habitées par les dirigeants des pègres locales ou réaménagées en maisons closes, et des échoppes plus ou moins légales. En certains endroits, on avait tenté de décorer les environs avec des parterres fleuris et il y avait même quelques fontaines ornementées qui chantonnaient joyeusement cependant, il y avait comme une atmosphère pesante et oppressante qui rampait dans les rues.
Plus on s'éloignait du centre de la ville, plus l'environnement se dégradait. Les rues de terres battues déformées par des trous remplis d'eau croupie ou de boue à cause de l'humidité ambiante, remplaçaient celles couvertes de pavés, qu'on avait arrachés du sol pour les utiliser comme matériel de construction. Les bâtiments avaient été consolidés ou même entièrement construits avec toutes sortes d'éléments hétéroclites. Pour faciliter le passage, on avait placé des planches ça et là au sol, presque au hasard.
Des vêtements rapiécés séchaient aux fenêtres ou sur des fils tendus et attachés là où c'était possible.
Des tentures recousues étaient également suspendues en travers des ruelles ou sur la façade de certains bâtiments, comme pour tenter d'égayer les lieux, tout comme les quelques peintures qui animaient les murs, partiellement effacées par les intempéries.
Les déchets jetés par les fenêtres se mêlaient à la terre des rues pour former une boue putride et malodorante qui collait aux semelles. Une odeur de pourriture flottait dans ces quartiers, comme un constat fataliste qu'il n'y avait déjà plus rien à faire. Elle s'insinuait dans les poumons en donnant envie de tousser ou de cracher en une tentative inutile pour s'en débarrasser. Celle âcre de la fumée irritait également les poumons. Elle n'émanait pas de la Forêt Brumeuse, pourtant toute proche, mais s'échappait par des cheminées, parfois aussi sommaire qu'une simple percée dans un mur ou un toit, ou bien s'élevait depuis des feux extérieurs allumés par des personnes qui n'avaient probablement aucun autre endroit où aller pour se réchauffer ou cuire de la nourriture inidentifiable.
Quelques échoppes se profilaient parfois au détour d'une rue mais toutes semblaient mal famées et les commerces qui avaient le plus de succès étaient les tavernes et les maisons closes, qui se rapprochaient d'ailleurs davantage de la gargote mal tenue que de l'établissement raffiné.
Naïvement, Gaëlan n'aurait jamais pensé qu'il puisse exister une telle différence entre deux villes pourtant, ce qu'il avait devant et autour de lui n'avait pas la moindre ressemblance avec Eluville.
Le pire n'était pas les constructions délabrées, les rues insalubres et jonchées d'immondices ou les odeurs nauséabondes mais bien les personnes qui erraient dans la cité, les habitants de Kaleth.
Si ils croisèrent quelques individus qui paraissaient fort bien portants et plutôt richement vêtus, certainement des chefs des trafiques criminels qui régnaient ici, la majorité des citadins ressemblaient à de pauvres hères, amaigris, souvent mal lavés, vêtus de haillons rapiécés grossièrement, le visage et le corps marqués par une existence difficile ponctuée de privations.
Parmi eux, on repérait de nombreuses prostituées qui vendaient leurs charmes avec pour unique argument leur peau dévoilée au maximum par le peu de vêtements usés qu'elles portaient. Leur sourire, qu'elles affichaient pour attirer le client, dissimulait avec plus ou moins de succès leur lassitude, révélait parfois des trous dans leur dentition, causés par le manque d'hygiène ou les maladies.
D'autres habitants de Kaleth manifestaient les symptômes de ces terribles maladies venues de Duwantach, qu'on ignorait comment soigner et combattre sur les continents et qui provoquaient de terribles ravages, surtout dans des quartiers pauvres privés de commodités, d'hygiène, de soin et même de nourriture. L'épidémie ne semblait pas particulièrement virulente, il n'y avait que quelques souffrants, rien d'alarmant.
Ceux que Gaëlan trouva le plus effrayants furent ceux qui somnolaient à moitié, appuyés contre les murs ou allongés directement au sol, les paupières entrouvertes et les yeux voilés, vitreux, le regard lointain et un sourire extatique sur les lèvres. De toute évidence, chacune de ces personnes étaient sous l'effet du rêve irisé, une drogue extrêmement répandue qui avait le pouvoir d'éclipser la réalité. Dans une ville où le crime était presque une manière de vivre, il n'y avait rien de surprenant à ce que ce genre de substances soit si présente mais Gaëlan n'en avait jamais vu les impacts de si près ni n'en avait jamais senti l'odeur sucrée et doucereuse de fleurs.
Au milieu des mendiants, des prostitués, des trafiquants en tous genres et des consommateurs de rêve irisé, des enfants, souvent réunis en bande, couraient dans les rues en loques crasseuses et il était difficile de déterminer si ils se contentaient de jouer à quelques jeux que quelqu'un d'extérieur ne pouvait comprendre ou si ils recherchaient de quoi manger ou quelque chose à voler.
Les voir serra le cœur de Gaëlan. Ces enfants n'avaient personne et ils devaient fouiller dans les immondices pour espérer trouver de quoi survivre. La pire était de songer que Nigel avait été l'un de ces enfants avant de devenir Sang de Vampire. Jamais il n'avait tu ou dissimulé son passé et Gaëlan connaissait donc parfaitement les épreuves par lesquelles son amant était passé mais il n'avait jamais réalisé à quel point cela avait dû être dur et triste.
Toutes ces choses que Gaëlan ne connaissait pas et dont il n'avait jamais soupçonné l'existence depuis sa vie confortable l'effrayaient en lui nouant la gorge et lui causant une sensation d'oppression dans la poitrine. A la suite de Nigel, il avançait, les mains crispées sur son sac pour limiter tout risque de vole à la tire.
En revanche, Nigel avançait avec aisance, presque tranquillement, naturel dans cette ville abandonnée de tous. Son regard passait sur toutes les marques de désolation sans s'y attarder, comme si elles ne le choquaient pas, comme si elles étaient normales et qu'il n'y avait aucune raison de le relever.
Son attitude différait tellement de celle de Gaëlan, c'était en le constatant que ce dernier prenait véritablement conscience de la distance qui séparait leurs deux mondes. Si les Déchus n'avaient pas été déclarés hors la loi et que Nigel n'avait pas eu besoin de se cacher des autorités, jamais ils ne seraient rapproché l'un de l'autre. Cette pensée alourdit la poitrine du jeune homme.
Soudainement, Nigel enroula son bras autour de la taille du jeune homme et le tira à lui, lui évitant d'être aspergé par le contenu d'un seau d'aisance qu'on venait de jeter par une fenêtre et l'extirpant de ses pensées.
Soucieux de l'apparence qu'il renvoyait en public, même dans un endroit comme Kaleth, Gaëlan rétablit une certaine distance avec Nigel en remerciant ce dernier d'un sourire incertain.
Il fallut quelques secondes à Sang de Vampire pour comprendre que Gaëlan était incommodé par l'ambiance très particulière de Kaleth. Pour lui, qui y avait grandi, cet environnement était parfaitement normale, il ne le relevait même plus, tout cela faisant partie du décors. C'était aux belles villes calmes et propres comme Eluville qu'il avait dû s'accoutumer mais ce n'était absolument pas le cas pour tout le monde.
Sans compter que de nombreux habitants remarquaient que Gaëlan n'avait rien à faire ici, qu'il n'était pas à sa place dans les rues infâmes de Kaleth. Même si elles étaient couvertes de la poussière du voyage et de la boue des rues, ses bottes n'étaient pas usées. En cuir souple et visiblement relativement onéreuses, surtout dans un tel endroit, elles attiraient de nombreux regards de convoitise, tout comme le reste de ses affaires. Par ailleurs, sa posture ou même sa démarche traduisaient ses origines nobles. Ses manières évoquaient son éducation de personne aisée, que beaucoup de Kalethiens auraient souhaité prendre pour cible.
Nigel n'y avait pas pensé en s'engageant dans les rues de la cité, comme à tant d'autres choses. Il faudrait trouver de nouveaux vêtements à Gaëlan pour qu'il puisse se fondre davantage dans la foule de miséreux de Kaleth, ce dont ils s'occuperaient une fois qu'ils seraient à destination.
En attendant, Nigel garda son bras autour des épaules de Gaëlan en une attitude protectrice pour s'assurer de la sécurité du jeune homme. Sa haute stature d'un mètre quatre-vingt-dix dissuadait les petits criminels peu vaillants de tenter de s'en prendre à eux.
Gêné par cette proximité, Gaëlan voulut en premier réflexe retirer le bras de Nigel mais, se sentant rassuré par ce contact au cœur de Kaleth, il n'en fit finalement rien et il s'accrocha à la cape de son amant, s'agrippant pour ne pas se laisser atteindre par l'ambiance délétère qui rongeait tout dans la cité.
Les souvenirs de Nigel sur les rues de Kaleth étant encore nets, la ville n'ayant certainement guère changé ces dernières années, n'en ayant pas les moyens, il s'orienta dans les rues insalubres en entrainant Gaëlan, avec une aisance et une facilité qui continuaient à peiner le jeune noble puisqu'elles évoquaient l'enfance misérable qu'avait connue Nigel.
Les tours et les détours qu'ils effectuèrent en suivant les rues, qui formaient comme des lacets putrides entre les bâtiments, perdirent Gaëlan. Heureusement, Nigel connaissait les secrets de ces méandres et ils arrivèrent au cœur de la ville sans s'égarer.
Les mendiants y étaient moins nombreux, les consommateurs de rêve irisé se dissimulaient davantage et les prostituées étaient quelques plus avenantes mais la désolation stagnait toujours dans l'atmosphère. Au moins, les rues étaient pavées, bien que souvent sales, et on avait cherché à embellir les lieux.
Se sentant légèrement plus à l'aise et moins apeuré dans ce secteur de la ville, Gaëlan demanda à Nigel, question qu'il n'avait pas précédemment posée, emporté par les découvertes du voyage :

Le Sang des Déchus - Tome 1 : Sang de Mercenaires [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant