Le Souffle du loup

Chapitre 3

Blake

La purée de pois qui engloutissait les immeubles m'offrait l'assurance de déambuler sans attirer l'attention des humains trop occupés à ne pas heurter quelque chose sur leur passage. Quand la nuit tomba pour de bon, même les lumières de la ville peinaient à percer le manteau brumeux dont mon pelage épais me protégeait. Si Seattle était habitué aux pluies diluviennes, le brouillard était en revanche assez rare pour que sa présence tout aujourd'hui intrigue et inquiète. Pourtant, je devais m'en accommoder faute de mieux.

En accompagnant Kieran au travail une heure plus tôt, une odeur familière avait titillé ma truffe sans que je parvienne à la resituer dans mes souvenirs. Je l'avais suivie du bureau des Stratton jusqu'à Fremont où je l'avais perdue. Après avoir un moment tourné en rond, j'avais fait demi-tour vers Belltown, ses gratte-ciels et ses sirènes de police. Ce dernier détail me mit en alerte : il y en avait trop pour une opération de routine. Je m'élançai au galop à travers les rues du quartier que les flics fermaient petit à petit, repoussant la population vers un autre coin de la ville en justifiant l'intervention par une importante fuite de gaz dans un immeuble. Sauf que je ne sentais rien, nulle part.

Me promener en plein milieu de la route déserte par une nuit de brouillard était angoissant, presque à me rendre claustrophobe. À présent au pas, la tête et les oreilles hautes, j'évoluais avec précaution, aux aguets. Toujours pas d'odeur de gaz mais une autre, organique et singulière, attira mon attention près d'un croisement. Focalisée dessus, je vis au dernier moment une silhouette immense sortir du brouillard. Un saut souple derrière une poubelle me dissimula aux quatre paires d'yeux rouges du monstre famélique couvert de mousse. Ses bois de cervidé perchés à huit mètres du sol et ses griffes démesurées cisaillaient la brume sur leur passage. Lorsque le géant bifurqua sur sa droite, je le suivis.

Qu'un monstre de cette taille ait pu parvenir jusqu'en centre-ville n'était bon ni pour les humains ni pour les Stratton dont je vis arriver les camionnettes à toute allure. Les pneus crissèrent sur le bitume lors du freinage, puis les portes latérales ouvertes vomirent des dizaines de chasseurs dont Kieran. Il m'était impossible de le distinguer puisque chaque agent portait une cagoule, en revanche, je sentais son odeur, ainsi que celle perdue à Fremont.

Étrange. Appartenait-elle à l'un de ses coéquipiers ? Kieran ne les voyait jamais en dehors du travail, mais j'avais pu flairer l'odeur par hasard en traînant vers le siège Stratton. La vraie question était de savoir pourquoi elle m'avait autant marquée.

Un mouvement de panique me sortit soudain de mes réflexions. Les jambes de la créature étaient couvertes de fléchettes sans doute remplies de produit létal dont les effets tardaient à se faire sentir. La bête attaquait les agents qui réservaient leurs tirs en dernier recours pour lui épargner une agonie inutile. En attendant, ils évitaient les griffes comme ils le pouvaient car malgré sa taille, la bête était rapide. Les battements de son palpitant accélérés par l'effort fourni eurent pourtant raison de sa rage.

Après quelques secondes interminables, le géant commença à tituber. Kieran évita de justesse d'être piétiné, mais son esquive l'éloigna du groupe et le mit en retrait sur l'avenue. La créature finit par s'immobiliser, à bout de souffle, le cœur en souffrance. Je vis sa tête partir en arrière, entraînant tout son corps dans sa chute qui se terminerait sur Kieran s'il ne bougeait pas. Sans attendre, je filai comme un trait dans sa direction, la respiration plus courte que jamais, et lui sautai dessus, le percutant de tout mon poids. Le choc nous projeta tous les deux à quelques mètres de l'énorme masse morte qui s'écroula par terre.

Un peu sonnés, mon frère et moi mîmes un instant à prendre conscience que je ne devais surtout pas être repérée par les Stratton. Kieran me poussa.