Chapitre 28

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Qamani'tuaq

15 mois plus tard

Kieran

Après avoir survécu à un hiver complet dans le Nunavut, j'étais certain de survivre à tout, même aux querelles de voisinage dont était fait la majorité de mon quotidien. Ici, tout était différent, au point de me sentir étranger. La sensation partait aussi vite qu'elle arrivait car je m'étais attaché à ce coin du monde, en particulier car Sitjaq s'y épanouissait au milieu de son passé, de sa culture et de ses légendes. Bien sûr, il y avait les blessures, celles marquées au fer rouge dans la chair de tout un peuple. J'étais heureux de voir sa fierté quand il se réappropriait son identité.

Malgré tout, les homicides sur les femmes autochtones restaient un problème que nous espérions changer à notre hauteur en imposant l'une d'entre elles en tant qu'autorité. Si les Inuits avaient besoin de voir des jeunes femmes s'emparer des médias pour attirer l'attention sur leur souffrance, ils avaient aussi besoin de femmes sur le terrain. C'était ce que Shane avait mis en place plus d'un an auparavant en réponse à la volonté de l'Esprit-déesse Sedna.

C'était pour cette raison que j'attendais à l'aéroport de Qamani'tuaq, adossé à mon Chevrolet blanc en m'abimant dans la contemplation de la toundra et des siks-siks qui se faufilaient ci et là. Ici il n'y avait pas d'arbres, que de la végétation à ras du sol. Pas de bitume non plus, les routes étaient en terre, dessinant des sillons aux teintes ocre entre les maisons éparses, les quelques commerces et les trois églises. Une bonne partie de la population active travaillait dans les mines d'or de Meadowbank et de Whale Tail, source principale d'emplois.

J'avais attendu les quelques beaux jours tout l'hiver, pourtant le paysage me semblait nu, dévêtu de son manteau de neige. La sensation était perturbante.

Le moteur d'un avion en approche se fit bientôt entendre. Il n'atterrissait que de petits engins dans cette région, et celui qui arrivait bourdonnait plus qu'il ne ronflait. Du moment qu'il fonctionnait, c'était le plus important. Il me fallut attendre plusieurs minutes supplémentaires avant de voir atterrir celui-là, et encore plus avant de voir descendre les passagers. Au milieu d'eux, je reconnus sans mal mon ancienne coéquipière chargée d'un simple sac de voyage contenant toute sa courte vie. Sanna eut droit à une franche accolade lorsqu'elle fut près de moi, affection qu'elle me rendit.

— Tu as fait bon voyage ? m'enquis-je en la déchargeant de son bagage.

— Oui, même si l'escale était longue.

Elle prit un instant pour apprécier le paysage tandis que je chargeais son sac dans le tout-terrain.

— J'avais oublié à quel point tout paraît infini, ici.

Il y avait une touche de mélancolie dans sa voix.

— Tu es contente d'être là ?

— Oui. Je suis enfin chez moi.

Sa sérénité me fit chaud au cœur mais ne me fit pas oublier que nous étions attendus. Nous montâmes donc en voiture, puis Sanna me laissa l'amener en ville, à quelques kilomètres, de laquelle je lui fis faire un rapide tour. Nous nous rendîmes ensuite au poste où sa venue était connue de tous. Je la présentai à mes collègues, en particulier à Iluak, le plus ancien d'entre nous, qui se faisait une nouvelle fois porter son repas par Inneq, sa nièce. La jeune femme fit forte impression à Sanna car elle ne la lâcha pas du regard durant tout mon discours. Ma tirade terminée, ma collègue et moi passâmes dans mon bureau à travers les vitres duquel j'avais vue sur tout le monde. Dans un coin, une télévision était allumée sur une chaîne sportive diffusant en direct la conférence de presse de Blake. Sanna s'arrêta devant l'image de ma sœur.

— Elle s'en sort bien en tant qu'entraîneuse adjointe.

— Blake se sort de tout, c'est sa spécialité. Et toi ?

Sanna se tourna vers moi, l'air interrogateur.

— Quoi, moi ?

— Tu t'en sors comment, en tant qu'humaine ?

— Je ne sais pas vraiment. Me former pour intégrer la gendarmerie a occupé mes pensées. Mon voyage ici aussi. Maintenant que je suis là, je ne sais pas bien comment occuper mon esprit.

Elle ne se rendit sûrement pas compte qu'en disant ça, elle jeta un regard à la dérobée à Inneq.

— Elle te plaît ? demandai-je avec bienveillance.

— Je crois.

— Tu as déjà eu une relation intime avec quelqu'un ? Que ce soit amicale ou romantique ?

— Non. J'avais peur qu'on découvre ce que j'étais, et cette dernière année ne m'a pas laissé le temps. Est-ce que... Est-ce que je suis amoureuse ?

— À ce stade, non. Elle t'attire simplement.

— C'est une fille.

Je posai des mains amicales sur ses épaules.

— Je suis rassuré que tu l'aies vu, auquel cas je me serais fait du souci concernant tes capacités d'analyse.

Elle me bouscula doucement afin que j'arrête de me moquer. Je m'appuyai contre mon bureau.

— Ce n'est pas grave si c'est une fille. Les relations humaines sont plus complexes qu'il n'y paraît, et une norme sociétale ne reflète pas une norme naturelle.

— Les autres ne vont rien me dire ?

— Quoi que tu fasses, il y aura toujours des gens pour te critiquer, donc ne te prends pas la tête. En plus, ça relève de ta vie privée.

Sanna hocha la tête. Elle observa encore un peu Inneq avant de s'appuyer aussi contre mon bureau. Nous regardâmes Blake remettre à sa place un journaliste sur une question indiscrète concernant une joueuse quand il me sembla opportun de mettre un point au clair :

— Est-ce que tu sais pourquoi tu es là ? la questionnai-je.

— Pour protéger les gens, non ?

— Pas seulement. Si Shane t'a fait venir ici, c'est pour que je finisse de te former afin que tu puisses un jour prendre la tête de ce poste. Voire plus.

— Plus... comment ?

— Ça, ça sera à toi d'en décider. Tu dois avoir conscience que plus tu monteras en grade, plus tu auras les moyens de faire évoluer les choses en mieux.

— Je comprends.

Elle marqua un nouveau silence.

— Tu sais, reprit-elle. Si j'ai demandé à intégrer l'équipe des chasseurs de croque-mitaines chez les Stratton, c'était pour Sitjaq. Parce que c'était le seul qui me ressemblait physiquement. Ça me rassurait. J'ai le même sentiment, maintenant. J'aime bien qu'il y ait des gens comme toi et moi dans un même endroit, que Surnaturels et humains s'allient, tout comme les Blancs et les Inuits.

— J'aime bien aussi. En parlant de ça, tu vas dormir chez nous le temps de trouver un logement. Et puisque j'y suis...

Je sortis de mon bureau sous le regard surpris de Sanna, et je l'aperçusse tendre comme un arc lorsque j'apostrophai Iluak et sa nièce pour les inviter à manger le lendemain, prétextant que parler à une femme de son âge aiderait Sanna à s'intégrer à la communauté. Bien sûr, ils acceptèrent, détail qui mit la nouvelle arrivante en panique dès l'instant où je lui annonçai la nouvelle. Aucun doute, Inneq lui plaisait. Afin d'occuper les pensées de ma collègue, je l'envoyai au travail, car elle avait beaucoup à apprendre avant de pouvoir, un jour, honorer la confiance qu'un Esprit-déesse millénaire avait placé en elle.

Le Souffle du loupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant