Chapitre 13 - Partie 1

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Blake

J'avais fini par m'endormir à l'abri de mon lit de fortune. Je fus réveillée au milieu de la nuit par les va-et-vient de Kieran. Les heures passées n'apaisaient pas le tumulte de ses sentiments. Jamais un doute n'avait creusé si loin en lui. Le voir ainsi était déchirant. Ne rien pouvoir faire pour lui était enrageant.

À force de l'observer tourner en rond, je remarquai dans un coin un plateau-repas auquel mon frère n'avait pas touché. Je le comprenais, je n'avais pas faim non plus. L'attention m'interrogea pourtant. Malgré ma méconnaissance de l'organisation du groupe, je trouvais notre situation très confortable, comme si nous ne représentions pas une menace. C'était étrange.

Les minutes passèrent, nombreuses, sans que je parvienne à trouver de nouveau le sommeil. Sans fenêtre pour regarder au dehors, impossible de voir si le soleil se levait, je savais seulement que le temps était long. Durant les heures suivantes, j'alternai entre réveil et somnolence tandis que Kieran finit par s'assoupir sur le lit au-dessus de moi.

La porte de la pièce s'ouvrit soudain, nous tirant tous deux de nos songes. Kieran se leva à la hâte quand Shane entra avec un de ses hommes, l'air de ne pas avoir assez dormi.

— En temps normal je ne me mêlerais pas de l'affaire, amorça-t-il, mais l'implication d'Amarok m'inquiète.

— Je ne comprends pas, concéda mon frère. Ça veut dire quoi ?

— Qu'on va essayer de tirer quelque chose de Sanna et qu'on va vous aider à régler cette histoire pour qu'elle ne dégénère pas. Alvarado, amène-les à la salle de contrôle. Vous suivrez l'interrogatoire sur l'écran de vidéosurveillance.

Il voulut s'en aller avant de se raviser :

— Je les place tous les deux sous ta responsabilité, Alvarado.

Autrement dit, au moindre problème, l'afro-mexicain perdrait son boulot. Le message passa, puis Shane s'en alla. Je m'extirpai de mon abri pour m'étirer de la truffe à la queue, faisant fi de la douleur de ma blessure.

— T'es de corvée, Warren ? questionna mon frère tandis que les portes de la cellule étaient déverrouillées.

— Quand on m'a expliqué l'histoire, je me suis porté volontaire. Tu sais, ici on se frotte assez au surnaturel pour reconnaître une créature vicieuse et dangereuse. Toi, à part être redoutablement sympathique et fiable, t'es rien de tout ça.

Cet Alvarado parvint à arracher l'ombre d'un sourire à Kieran. Il lui offrit même une tape amicale sur l'épaule quand celui-ci le rejoignit.

Nous gagnâmes la salle de surveillance dont les deux agents de sécurité en poste avaient été prévenus. Après nous avoir montré le bon écran, ils se désintéressèrent de notre présence.

Sanna était assise sur le lit de sa cellule. Elle était seule dans la pièce pour l'instant. Puis Shane apparut à l'écran. Même par ce biais, il était facile de deviner son état de fatigue avancé et sa relative mauvaise humeur. En regardant l'heure, je compris pourquoi : il était six heures trente ici, seulement, à cause du décalage horaire avec Hong Kong, il était vingt-et-une heures trente pour lui, et je n'étais pas certaine qu'il ait eu le temps de se reposer à son arrivée. Une chose était sûre, je ne voudrais pas être à la place de Sanna.

— On a fait des tests ADN sur les victimes de morsures, tous sont positifs.

Alvarado, médecin de l'équipe de Sitjaq, se fit un devoir de nous informer que Shane bluffait car même s'ils avaient prélevé des échantillons sur elle, les tests devaient encore être en cours. Tout comme Kieran et moi, c'était une information que Sanna ne devait pas connaître car elle détourna le regard.

— Ce que je vais faire de toi dépendra de ta coopération, reprit Shane en s'appuyant à un bureau. J'ai horreur de l'injustice, mais j'ai encore plus de mal avec le mensonge.

Sanna ne répondit rien. Même à travers l'écran, je perçus la tension et l'énervement bander les muscles de l'héritier Stratton. En dépit de ça, il reprit sur un ton calme et assuré :

— Kieran m'a dit que tu étais un monstre voleur de nature double et buveur de sang pour qui la vie des autres importait peu.

Nouveau coup de poker car mon frère n'avait jamais dit ça. La prisonnière réagit pourtant sans toutefois laisser échapper le moindre mot.

— Il conseille de t'abattre maintenant.

Sanna se leva vivement.

— Vous ne pouvez pas faire ça !

— Pourquoi ? Tous les faits vont dans son sens. On n'est pas dans un tribunal, ici. Si je te pense dangereuse, je te tue. C'est aussi simple que ça.

— Je ne suis pas dangereuse !

— C'est ta parole contre l'évidence. À moins que tu aies des choses à me dire ?

Shane avait marqué un point car la fille-pierre hésita. Elle finit par se rasseoir et consentit à raconter son histoire. Derrière la voleuse hématophage, il y avait tout un contexte que nous n'aurions jamais soupçonné.

Sanna avoua avoir été, cinq ans auparavant, un simple inunnguaq fait de pierres empilées, perdu dans l'arctique canadien sur une ancienne piste empruntée par les caribous. Elle avait vécu ainsi durant plus d'un siècle. L'arrivée de deux jeunes femmes inuites avait été le facteur déclencheur d'un destin dont elle n'avait pas voulu.

— Un soir, elles ont fui quelque chose. Lorsqu'elles se sont toutes les deux écroulées à mes pieds, elles étaient couvertes de blessures, d'hématomes et de sang. Elles pleuraient parce qu'elles avaient peur.

— De quoi ? questionna Shane.

— Je ne suis pas sûre. Avec le recul et mes recherches au sujet des humains, je pense qu'elles étaient battues. J'ai appris depuis que les disparitions et les meurtres de femmes autochtones sont un problème au Canada, qu'elles sont seize fois plus susceptibles d'être victimes de violence que les femmes blanches, et que rien n'est vraiment mis en place pour éviter ça. Parce que ce ne sont que des autochtones.

Ces deux jeunes femmes, dont elle ne connaissait même pas le nom, s'étaient lentement éteintes loin de tout. Avant de mourir, chacune avait posé sa main sur la pierre pour lui confier son anirniq, son âme-souffle, afin que l'inunnguaq devienne un inukshuk capable de les venger. Puis elles avaient fermé les yeux à jamais sans savoir qu'une vie naissait près de leurs corps inertes. Un être déboussolé de pouvoir bouger, penser, voir et entendre, et qui ne savait pas du tout quoi faire.

— J'avais toujours été là sans jamais avoir vécu. Je me retrouvais propulsée dans un monde dont je ne savais rien. Je ne savais pas ce qu'était la soif, la faim, le sommeil, la solitude, la peur. Tout est arrivé en même temps. Je n'étais pas humaine, mais je n'étais plus inanimée. J'étais autre chose.

C'était sans doute pour ça que la nécromancienne avait hésité lors de la dernière grosse mission de mon frère. Si elles lisaient réellement le passé des objets, la véritable nature de Sanna avait dû lui apparaître lorsqu'elle l'avait touchée.

Le Souffle du loupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant