Blake
Je m'étais attendu à une secousse dans le monde du hockey : ce fut un séisme. Accompagnée de Sitjaq, je m'étais présentée à un poste de police, puis tout s'était enchaîné. L'interrogatoire, les tests, l'enquête, le coup de fil à la famille d'abord, plus tard à l'agent qui s'était chargé de prévenir mon club. L'information avait fuité sur les réseaux sociaux et avait été reprise par les chaînes de télévision.
Au final, en quelques jours, tout le pays savait pour mon retour et pour l'amnésie que je feintais au mieux en appliquant tous les conseils de Warren. Comme l'avait prédit Shane, l'enquête ne s'éternisa pas. Je ne portais aucune blessure et il n'existait aucun indice corroborant la thèse de l'enlèvement et de la séquestration, ni même de la fugue. Faute d'informations supplémentaires, les autorités abandonnèrent, me laissant libre de retrouver ma vie.
Mes parents passèrent quelques jours en ville. Même si c'était en première intention pour donner le change, c'était l'occasion de se retrouver en famille et de leur présenter Sitjaq. La mutation de Kieran dans le Nunavut les surprit sans pour autant susciter leur désapprobation. Après tout, leur fils était adulte.
Ensuite, une fête fut organisée par mon club en mon honneur. J'y retrouvai mes anciennes coéquipières, mon staff, de quoi manger et boire dans la bonne humeur, et mon mordant leur avait tant manqué qu'avant d'être totalement bourrée, j'obtins un emploi comme entraîneur assistante.
Je me réveillai le lendemain tout habillée, en travers de mon lit et avec un mal de crâne carabiné. J'avais définitivement passé l'âge pour ce genre de soirée. Je descendis à la cuisine, un peu fébrile, ce que Kieran ne manqua pas de remarquer. Bien sûr, il se moqua de mon état pitoyable.
— Où est Sitjaq ? demandai-je.
— Pas là.
— J'avais remarqué, merci...
— Il est allé récupérer des affaires avant de retourner au boulot.
Au boulot ? Un coup d'œil à l'horloge me renseigna sur l'heure : dix-sept heures. Cinq ans sans boire une goutte et je n'étais plus bonne à rien.
— Hailey m'a appelé, reprit Kieran.
— Un problème avec Sanna ?
— Elle ne parle à personne à la clinique. Ça ne m'étonne pas, même chez les Stratton elle restait en retrait.
— Je vais aller la voir.
— Je t'y déposerai mais d'abord, mange un bout.
— C'est vrai que j'ai la dalle.
Kieran me prépara un en-cas consistant que j'accompagnai d'un médicament contre le mal de tête. Rassasiée, j'embarquai dans sa voiture. Mon frère ne m'accompagna pas cette fois à la clinique, jugeant préférable le fait de nous laisser entre femmes, en particulier depuis que Sanna connaissait l'histoire des deux sœurs mortes à ses pieds. Je la trouvai dans le parc, assise seule sur un banc au milieu des paons. Sa silhouette avait encore changé, elle s'était affinée. Je m'assis à ses côtés. Elle fut agréablement surprise.
— On s'inquiète pour toi, avouai-je. Qu'est-ce qui ne va pas ?
La question lui fit perdre tout entrain. Elle baissa la tête.
— Tu veux dire à part le fait que je passe mes journées ici à voir des gens mourir ? Quand Sedna a proposé l'idée, j'étais heureuse. Maintenant je me sens coupable chaque fois que je prends une âme parce que je sais que ça sera définitif.
— Tu ne la prends pas, on te la donne. C'est un cadeau, Sanna, parce que tous les métamorphes savent que chaque âme se transforme pour vivre autrement. À travers toi, c'est le cycle de la vie qui se perpétue.
Mes arguments ne semblèrent pas l'atteindre. Je compris vite pourquoi.
— Je suis terrifiée, Blake, confessa-t-elle d'une voix rocailleuse tremblante. Terrifiée par ce que je suis, par ce que je ne suis pas, par chaque jour qui passe et par tous ceux qui s'annoncent. J'ai peur d'être seule et de le rester, de n'avoir dans le monde humain qu'une place de fantôme, un être qu'on ne voit pas mais dont la présence dérange. Je suis un imposteur auquel personne ne peut s'attacher.
— Moi je me suis attachée à toi.
Sanna secoua la tête en signe de dénégation.
— Ma situation t'a touchée. Ce n'est pas de l'attachement, c'est de la pitié.
— Tu es dure avec moi, et encore plus avec toi. Allons marcher.
— Non. C'est difficile.
Je lui pris la main.
— Je sais, tout comme je sais que ça ne t'arrêtera pas parce que tu l'as déjà fait et que tu l'as déjà surmonté. Viens.
Je me levai sans lâcher sa main. Elle hésita un instant avant de m'imiter. Sur les chemins du parc, elle évolua avec peine malgré un corps de plus en plus souple. Elle restait un assemblage de pierres. Si je devais être honnête, il me fallait avouer que par certains côtés, elle me faisait pitié. Malgré tout, je m'étais réellement attachée à elle, parce qu'au moment où on lui avait expliqué son erreur, elle avait tout fait pour la corriger, quitte à y laisser la vie. C'était admirable. Je ne pouvais pas lui en vouloir d'avoir survécu par tous les moyens dans un monde dont elle ne connaissait absolument rien, pas même les gestes de base comme boire ou se nourrir. C'était un miracle qu'elle n'ait pas succombé à la peur, puis à la colère et à la violence. Ça témoignait d'une force de caractère prodigieuse. Pour ça, je l'admirais même.
Tout ce que je venais de penser, je pris le temps de le lui dire car il était important qu'elle le sache. Elle m'écouta sans m'interrompre lui expliquer à quel point son sens moral surpassait celui de la majorité des humains, peut-être même des Surnaturels. Je la sentis émue par mon discours. Je la devinai touchée au-delà de ce qu'elle avait dû expérimenter jusqu'à aujourd'hui.
Sanna garda un instant le silence à la fin de ma tirade. Elle réfléchissait.
— Tu crois que je devrais accepter la proposition de Shane ? me demanda-t-elle finalement.
— Laquelle ?
— Il veut que je me forme pour rejoindre la police.
— Je suis certaine que tu feras une excellente policière, affirmai-je.
Je parvins à lui arracher l'ombre d'un sourire. Seulement, le moment de la raccompagner à sa chambre arriva car Sanna était fatiguée. Elle avait encore beaucoup de choses à apprendre, mais j'étais persuadée qu'elle y parviendrait. Après tout, rien ne pouvait arrêter un être qui avait traversé tout un pays pour venger deux inconnues.
En la quittant ce jour-là, j'eus la sensation de voir le monde tourner droit pour la première fois, comme si toutes les pièces du puzzle étaient enfin à leur place. Toutes, sauf une, car elle était en train d'être façonnée pour achever le destin qu'un Esprit-déesse inuit avait entrevu pour Sanna.
Un destin qui se jouerait loin d'ici.
VOUS LISEZ
Le Souffle du loup
ParanormalKieran et Blake, métamorphes à moitié loup, ont un souci de métamorphose. Depuis qu'une mystérieuse créature de pierre leur a volé une partie de leur nature double, Kieran ne peut plus se transformer en loup, et sa petite sœur Blake ne peut plus red...