Ch. 44 : Désarroi

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J'avais airé dans les rues de la ville durant des heures, cherchant un moyen de ne pas retourner au château. Un moyen de fuir pour ne plus jamais avoir à faire à lui, ne plus jamais croiser son regard noir habité de cette lueur mauvaise. Il m'avait rabaissé à ma pauvre condition et je ne parvenais pas à comprendre ce revirement de situation. Je m'étais imaginée qu'il me considérait comme son égal, tout au moins comme une femme à par entière. Il n'avait cure de moi, je n'étais qu'un bout de chair sur lequel il passait ses appétits sexuels. J'avais fantasmé sur l'idée qu'il puisse nourrir des sentiments sincères à mon égard, je n'étais qu'une parmi tant d'autres. Comment puis-je m'extirper de ce bourbier ? Si je quitte mes fonctions au château, je m'en irais sans lettre de recommandation. Je ne retrouverai jamais une place de gouvernante au sein d'une famille. Jamais une seconde Madame Chang ne me permettra d'obtenir un poste de domestique auprès d'un châtelain de la région. Je le sais car plusieurs c'étaient confiées à moi en déplorant ne pas trouver du petit personnel suffisamment qualifié pour plaire à leurs maîtres. Je n'étais ni qualifiée, ni recommandée ...

Le soleil déclinait dans le ciel de cette fin d'après-midi. Déjà la fraîcheur du soir s'installe, les premières bougies éclaires les bords de fenêtres des différentes maisons sur mon passage. Je me retrouve dans cette ruelle où quelques temps plus tôt je rencontrais la jeune Ayun. Elle en avait fait du chemin pour en arriver là où elle est, peut-être prendra-t-elle ma place auprès de Monsieur le Comte. A l'évocation de cette idée, mon cœur se sert. Le chagrin m'envahi et je me consume. Appuyée contre le chambranle d'un établissement peu fréquentable, des voix de l'intérieur me parviennent, des cris s'élèvent, des portes qui claquent, les oiseaux de nuit sont de sortis. Je me presser de rentrer pour ne pas faire de rencontre de mauvaise augure. Je fais demi-tour et prends le chemin du domaine. Tout le long, je n'ai de cesse de me poser les même questions, à savoir comment éviter Jungkook dans un premier temps puis comment refaire ma vie dans un second. J'arrive devant la grille, cette longue allée de graviers qui s'étend devant moi. Ce même chemin que j'ai parcouru, un jour, vêtu de ma robe élimée et de mon bonnet. Ce temps révolu me semble si lointain. J'ai rencontré tellement de personnes formidables depuis que je travaille pour le Comte. Il me serait simple de me rendre chez mon amie Sophie mais il m'avait remis à ma place en me rappelant ma condition de domestique, qu'est-ce qu'une fille comme moi pouvait attendre de la Duchesse de Malte ?

Les domestiques sont tous couchés lorsque je pousse la porte de derrière, celle qui mène aux cuisines. Je gravie l'escalier de pierre en colimaçon pour me rendre dans ma chambre de bonne, celle que je n'aurais jamais du quitter. J'y pénètre comme dans une chapelle avec le recueil solennel d'une nonne, j'allume religieusement l'unique bougie sur la petite table de chevet. Déjà presque consumée, elle ne m'éclaira qu'une heure, deux tout au plus. Je m'installe sur le lit dans lequel je me glisse sans prendre la peine de me dévêtir, j'attrape mon livre aussi précautionneusement qu'un bien de grand valeur. Parce qu'en vérité, je venais de tout perdre, mon amour, l'estime de moi-même, mon travail ainsi que tous mes amis. En une fraction de seconde, je me retrouvais dans la même situation que j'avais connu avant d'intégrer cette maison. Plus personne sur qui compter, plus d'argent, plus rien que mes souvenirs et ce livre ...

Je me suis endormie sur les pages du recueil sans me rappeler de quel poème il s'agissait. Lorsque les premiers rayons du soleil vinrent éclairer les lignes de "L'homme et la mer", je ne suis pas surprise d'y lire les plus tristes de ce bouquin. Mon rêve aussi s'était abîmé dans les nimbes d'une mer trop calme pour paraître dangereuse et pourtant la réalité me revient en plein visage. Cette réalité trop longtemps maquillée par un faux semblant, par les sentiments voilés d'un homme qui se ment à lui-même. C'était de cela dont il était question, Marie-Louise n'avait pas tord lorsqu'elle avait suggéré qu'il ne serait jamais heureux tant que son deuil ne serait pas achevé. Il l'avait enterré mais n'avait jamais oublié l'amour qu'il lui vouait. Il n'avait jamais rien donné d'autre que son corps à ces femmes qu'il avait vu défiler dans son lit. Jamais aucun sentiment sincère n'avait passé les barrières de ce cœur meurtri. Comme il devait lui être douloureux de vivre.

Monsieur Le ComteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant