Chapitre 5 : La grange des Morvan

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Rozenn trempa ses mains dans l'eau après être sortie de table et souffla. Le repas qu'elle venait d'avoir avait été le plus long et le plus ennuyeux de toute sa vie. En même temps, il fallait dire que sans elle pour animer la conversation, il ne restait plus grand monde…

Louis, fidèle à lui-même, n'avait pas relevé la tête de son plat une seule fois, ne lâchant que de vagues marmonnements à peine audible. Pierre lui, n'avait pas dit un seul mot, marchant comme toujours dans les pas de son père. Et quant à Justine, elle s'était bornée à rester dans le silence car, selon elle, c'était inconvenant venant d'une dame de parler la bouche pleine.

Alors, forcément, malgré les tentatives de Mme Morvan pour leur arracher les mots de la bouche, rien n'avait marché. Surtout sans l'aide de Rozenn qui réussissait habituellement à les faire sortir de leur silence. Mais pas de chance pour elle, celle-ci n'avait pas été d'humeur à coopérer. Elle ne l'était d'ailleurs toujours pas...

Elle gratta les assiettes avec ses doigts afin d'enlever toute trace de leur précédent repas. Cette activité avait au moins l'avantage de lui permettre de ruminer sans avoir besoin d'utiliser sa voix. Pourtant, ce n'était pas l'envie qu'il lui manquait. La dispute qu'elle avait eue avec sa sœur tournait en boucle dans son esprit et même si elle savait qu'elle avait ses torts, elle savait aussi que sa colère était justifiée.

Sa mère se planta derrière elle.

— Est-ce que ça va ? s'enquit-elle, soucieuse. Tu n'as pas dit un seul mot depuis qu'on est parti de l'église.

— Oui, ça va. Je suis juste fatiguée.

Ce qui n'était pas entièrement faux : elle était fatiguée qu'on lui cache des choses, fatiguée d'être mise à l'écart par sa propre famille. Et pourquoi ? Parce qu'elle était trop jeune pour comprendre ? Ridicule. Cette excuse était juste un moyen de l'éloigner, rien de plus.

Elle jeta un coup d’œil à travers la fenêtre. Là encore à cet instant même, son père et son frère se parlaient à voix basses dans le jardin, conspirateurs. Soudain, d'un commun accord, ils partirent en direction de la forêt munis tous les deux d'une pelle.

Mais pour quel usage ? Ce qui était sûr, c'est que ce n'était certainement pas pour couper du bois…  

Rozenn s’arrêta dans son geste. La veille, ses parents n'avaient-ils pas parlé de faire disparaître quelque chose ? Et quoi de mieux pour cela que de le cacher sous terre…

Elle reposa l'assiette. Ce matin déjà, son père l'avait écarté pour avoir un tête à tête avec Pierre : tous les deux manigançaient quelque chose. Il ne lui restait plus qu'à découvrir quoi. 

Après tout, cela faisait beaucoup trop longtemps qu'on la mettait à l'écart dans cette famille, il fallait qu'elle y mette un terme.

Rozenn se tourna vers sa mère et déclara :

— Je vais chercher de l'eau.

— D'accord, si tu veux mais…

Rozenn ne lui laissa pas le temps de finir. Elle attrapa un seau et s'élança dehors. 

Au début, pour paraître crédible aux yeux de sa mère si jamais il lui donnait l'envie de voir où elle allait, elle se dirigea en direction du village, c'est-à-dire à l'opposé de la forêt. Puis, après quelques mètres, elle se tourna vers la fenêtre et comme celle-ci ne la regardait pas, elle retira ses sabots, laissa le seau près de la maison et courut pieds nus dans la direction inverse.

Lorsqu'elle pénétra dans les bois elle ralentit le pas, son père et Pierre n'étaient plus qu'à une dizaine de mètres d'elle. La terre et les cailloux avaient remplacé l'herbe fraîche, mais elle continua  d’avancer, essayant d'éviter au maximum les dégâts.

La veille, c'était Corentin et ses sbires qu'elle suivait. Et maintenant, elle prenait en filature sa propre famille. Décidément, ça commençait à devenir une habitude chez elle... Peut-être que Père Philippe avait raison après tout : son avenir se résumerait peut-être bien à une vie de débauches. Mais en même temps, quel autre choix lui restait-il ?

M. Morvan et Pierre s'immobilisèrent. Elle se plaqua donc au sol, le souffle court. Cachée derrière un buisson, elle écarta les feuilles pour avoir une vue dégagée sur eux. Mais comme elle ne voyait rien, elle s’agenouilla et jeta un coup d’œil par-dessus la haie. 

Ils se trouvaient dans une clairière et leurs lèvres bougeaient, sans qu'elle ne parvienne à entendre quoique ce soit de là où elle était. Elle souffla avant de se résoudre à ramper jusqu'à un grand arbre. De toute manière, elle était couverte de terre de la tête au pied alors un peu plus ou un peu moins…

— C'est moi qui vais aller le chercher dans la grange pendant que tu creuses, déclara son père d'une voix ferme.

Ainsi, ce qu'ils faisaient avait donc quelque chose à voir avec la grange… Elle aurait dû s'en douter.

— Mais quelqu'un va te voir !

La voix de son frère tremblait et il ne cessait d'éponger du dos de la main la sueur de son front.

— Mais non, t'inquiètes pas va.

— Et tu crois vraiment que c'est le bon endroit pour le cacher ?

— Ça fera l'affaire. Et puis, de toute façon, on n'a pas vraiment le choix... Je reviens te le ramener.

En entendant son père approcher, Rozenn se colla encore plus à l'arbre avec l'envie soudaine de ne faire plus qu'un avec lui. Cependant, son geste fut inutile : son père s'éloignait déjà vers la maison.

La jeune fille jeta un œil à son frère. Celui-ci était profondément concentré sur la tâche qu'il lui avait été donné, il ne s'arrêtait même pas quelques secondes pour reprendre son souffle. Elle sortit donc de sa cachette sans problèmes et rejoignit la grange en courant.

M. Morvan venait de rentrer dedans quand Rozenn arriva près de celle-ci. Et une chose était sûre : elle ne pouvait pas rentrer dedans, il la remarquerait tout de suite. 

Alors elle fit le tour de la grange et scruta les murs. Une chance pour elle, le bois était abîmé à cause de l'humidité et des termites. Tandis qu'elle repérait une planche plus atteinte que les autres, elle se rapprocha et plaça son œil dans l'une des ouvertures. 

Des fourches, des sacs, des pelles et des râteaux étaient assemblés dans un coin de la pièce. Son père se tenait au centre de la grange étrangement vide pour un lieu interdit… Rozenn retira son œil de l’interstice. Elle ne pouvait pas y croire. Il devait forcément y avoir autre chose. Sinon, pourquoi refuser qu’elle y aille ? Et puis, son père avait dit qu'il venait chercher quelque chose. Or, elle doutait fortement que ce soient les outils : lui et son frère avaient déjà pris des pelles... Mais alors quoi ? 

En tout cas, c'était obligatoirement un objet interdit sinon ils ne chercheraient pas à le cacher des Démarqueurs. Et si... Et s'il s’agissait d'un corps ? Certes, Rozenn n'avait pas entendu parler d'une disparition au village… Mais Pierre était bien en train de creuser un trou, cela pouvait prêter à confusion... 

Elle secoua la tête. N'importe quoi, c'était ridicule de penser ça. Elle se faisait des idées à force de ne pas savoir toute la vérité, voilà tout.

Elle replaça son œil dans l'ouverture et regarda attentivement son père. Ses yeux étaient fermés dans une moue concentrée et ses lèvres bougeaient, inaudibles. Qu'attendait-il à la fin ? Il n'y avait rien ici.

Soudain, de l'or apparut tout autour de lui. Des centaines et des centaines de pièces. Arrivées comme ça, comme par...

Le souffle de Rozenn se coupa et elle tomba en arrière. Puis les battements de son cœur redoublèrent : son père était un sorcier.

[T.1] Les Sentinelles de l'Ombre : L'Ascension De La Sorcière Où les histoires vivent. Découvrez maintenant