Partie 3, chapitre 14

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Septembre

Nous sommes début septembre, les centres commerciaux s'arrachent les fournitures scolaires tandis que je suis dans une bijouterie. Tu es derrière moi et tu regardes les vitrines comme une enfant à noël.

Il me faut quelque chose en plaqué or, de pas très chère mais de pas trop cheap. Une bague ou un bracelet. En effet, je t'ai déjà offert un pendentif il y a un mois pour les mêmes raisons. Ces raisons n'ont aucun sens d'ailleurs. Tu exiges toujours un cadeau pour me pardonner d'un acte manqué, ou peu raisonné. Bien évidemment une lettre ne suffit pas. Un livre non plus. Seulement, mon petit salaire d'étudiante en arrêt maladie et ma bourse ne suffisent pas à couvrir les dépenses inutiles dans ce genre. C'est souvent toi qui choisis le bijou. Et bien sûr, c'est rarement le moins cher.

Mon mal au ventre constant, le stress des reproches, le manque d'argent, le manque de mes proches, l'envie de m'enfuir, l'envie de partir, l'envie de te quitter ; tout ça pèse trop lourd. Je n'en peux plus, je suis surmenée. Cette fois le médecin n'a pas voulu te laisser entrer, mais sait-elle qu'à cause de ça tu vas me disputer ? Tu la détestes, tu ne veux plus m'y accompagner, mais il n'y a aucun moyen de te laisser seule, je dois donc ne plus y aller. Mes absences au travail seront de belles illégalités.

La rentrée à la fac ? Même pas une éventualité ! Tu as peur de ma sociabilité. Je suis donc là, avec toi, enfermée dans une prison dorée. Une fois j'ai lu quelque chose qui aujourd'hui me semble familier : « Ne te sens pas libre dans ta cage parce que tu as assez d'espace pour y voler ». Seulement ma prison n'est pas une cage, elle prend la forme d'un labyrinthe, ouvert au monde extérieur, encore faut-il réussir à s'envoler.

Souvent je me retrouve dans le récit mythologique d'Icare. J'ai tellement voulu ma liberté que lorsque j'ai eu des ailes pour voler, j'ai perdue de vue d'où je venais. Je suis allée trop loin. J'ai crue être intouchable mais j'ai perdue mes plumes unes par unes à force d'être trop près du soleil. Mon labyrinthe m'a fait perdre la notion du danger qui se trouvait plus proche que je ne le pensais.

Ce récit dit qu'Icare a grandi parmi les inventions de son père Dédale, un célèbre artisan de Crète. L'une de ses créations a permis à la reine Pasiphaé de séduire un taureau, portant pour cela un faux costume de génisse. Mais cette union a donné vie à une bête monstrueuse, mi-homme, mi-taureau, que l'on appelle le Minotaure. Minos, roi de Crète, se sent humilié par le fruit de la trahison de son épouse. Il veut cacher l'animal. Il fait appel à Dédale qui, après avoir aidé la reine, vole au secours du roi. Celui-ci lui demande de construire un labyrinthe afin d'y enfermer le Minotaure. Après des jours de travail acharné, Dédale dépose ses plans et fait débuter les travaux. Le labyrinthe est l'une de ses plus ingénieuses mais aussi la plus inquiétante de ses inventions. Il consiste en une interminable suite de détours qui rendent impossible à toute personne qui y pénètre d'en trouver la sortie. Le Minotaure y est complètement pris au piège. Ses rugissements s'élèvent au-dessus des hautes murailles et son ombre arpente son grand enclos. Pour calmer ses accès de rage, Minos doit lui livrer de la chair humaine. Puisqu'il ne peut sacrifier ses citoyens, il ordonne aux Athéniens, qu'il a vaincus lors d'une précédente expédition, de lui livrer sept jeunes hommes et autant de jeunes filles afin de les au Minotaure. Les jeunes gens qui ont eu écho de cette effrayante bête, pénètrent apeurés dans le labyrinthe. C'est donc Thésée, héros célèbre, qui décide de mettre un terme au massacre et se rend en Crète. Minos accueille le jeune homme avec mépris et l'écoute distraitement, convaincu qu'il n'a aucune chance de sortir vivant du labyrinthe. Mais Ariane, la ravissante fille du roi, aperçoit le beau jeune homme en tombe amoureuse. Elle ne souhaite pas voir son nouvel amant succomber sous les griffes du redoutable monstre et demande à Dédale qu'il lui vienne en aide. Celui-ci la convainc de nouer au poignet de Thésée un long fil qui se déroule derrière ses pas, lui indiquant le chemin qu'il aurait à emprunter pour retrouver la sortie. Grâce à ce , Thésée bat le Minotaure et un soulagement né dans la cité athénienne. Quant à Minos, il se sent une fois de plus trahi et s'empresse d'aller trouver Dédale qu'il enferme avec son fils dans son propre labyrinthe. Dédale est désespéré : sans fil attaché à son poignet, il ne sait que trop bien ce à quoi il est condamné étant donné que son œuvre est . Il regrette d'avoir inventé ce terrible piège ! Il lève les yeux au ciel dans l'espoir que des Dieux lui vienne en aide et s'apprête à les implorer quand lui vient une idée : il n'y a aucune chance de trouver l'issue terrestre du labyrinthe, certes, mais la voie des airs, elle, s'offre à eux. Il a avec lui de la cire et ne reste plus qu'à se procurer des plumes... Il se met donc à confectionner pour lui et son fils de grandes ailes assez résistantes pour les s'envoler. Après les avoir fixées sur le dos d'Icare, il lui dit : « Mon fils, écoute les conseils de ton père afin de nous évader sans aucun danger. Lorsque tu seras dans les airs, surtout ne t'avise pas de prendre trop d'altitude, la chaleur du Soleil risque de te brûler les ailes. De plus, ne t'approche pas trop de l'océan et de ses hautes vagues qui peuvent t'ensevelir. » Impatient, Icare n'écoute que peu cet avertissement, car comme la plupart d'entre nous, il a plusieurs fois rêvé de voler tel un oiseau. Ils s'élancent hors du labyrinthe et atteignent le ciel grâce à leurs grandes ailes. Le père et le fils volent ainsi un long moment, surplombant les sublimes paysages de la Grèce, mais lorsqu'ils atteignent le détroit non loin de là, Icare ne peut résister et désobéit aux paroles de son père. Enivré par le goût de la liberté, il s'élance vers les hauteurs. Il s'approche dangereusement du Soleil et n'entend pas les cris désespérés de son père qui devine où le mènera son imprudence. Icare jouit de sa puissance et prend de plus en plus d'altitude, se pensant l'égal des oiseaux. Mais, ne résistant pas à l'intense chaleur du soleil, la cire de ses ailes se mit à fondre, et le jeune garçon est précipité dans le vide avant de plonger dans la mer qui porte aujourd'hui son nom. Dédale, fou de douleur, va repêcher le corps sans vie de son fils. Icare, à défaut d'expérience et de sagesse, a brûlé l'innocence de sa vie naissante.

Le jour où je me suis vraiment sentie enfermée dans ce labyrinthe est le moment où je me suis sentie forcée d'avoir une relation intime avec toi. Tu t'es sentie offusquée la première fois que j'ai refusé une quelconque relation sexuelle puis tu t'es approché de moi, tu as commencé à te masturber. Tu as ponctué tes gestes par des bruits terriblement gênants censés me donner envie de te rejoindre. Voyant que tu t'impatientais et que tu commencais à t'énerver de mon inactivité, je me suis forcée. Le temps me semblait si long que je me suis sentie réellement prise au piège.

J'ai eu peur de ne plus jamais trouver la sortie. La seule échappatoire que j'ai trouvé a été de m'imaginer autre part, un ailleurs utopique, un passé idyllique. Dieu que j'ai envié mon passé à ce moment donné ! Puis j'ai pris mon courage à deux mains, je t'ai dit que je n'avais plus envie, je me suis retirée. Tu t'es emportée. J'ai pleuré. J'ai crié de toutes mes forces. Je n'ai osé, ne serait-ce qu'une seconde, te regarder dans les yeux. J'ai trituré ma manche après m'être rhabillée. Tu m'as dit ne pas t'avoir respectée. Tu as commencé à faire tes valises et mon cerveau s'est déconnecté, j'ai eu envie que tu t'en ailles, que tu me laisses enfin en paix. Et là j'ai litteralement pété un plomb, j'ai déchiré ma manche et j'ai crié « Putain, PUTAIN, PUTAIN ! »

Tu es restée. Tu m'as frappé. Une giffle, des lunettes déformées, des dents aiguisées, une morsure bleuté. Comme à chaque fois, tu ne t'en ai jamais allée.

C'est comme si j'étais arrivée au terme de milliers d'essais de sorties mais que je faisais face à un énième raté.

Au lieu de t'en aller, tu as mis des mots sur mes symptômes et tu les as qualifiés de dépression. Puis tu l'as comparé avec la tienne. Tu m'as dit que ça n'était rien comparé aux tiens et que ta dépression était plus grave.

Combien de temps est-ce que cela va encore durer ? Je commence de plus en plus à douter d'une fin heureuse. Je veux juste que ça s'arrête. Soudain j'ai eu une sorte de vision. Moi, avalant tous tes médicaments.

Et pourtantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant