Partie 5, chapitre 38

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Ce matin, lorsque j'essaye d'ouvrir la fenêtre, elle ne s'ouvre que de quelques centimètres. Un filtre cache la visibilité sur ce qui aurait été un beau paysage plein d'arbres. Paysage qui change drastiquement de celui que j'avais l'habitude de redécouvrir chaque jour en me levant dans la rue du grand marché. De notre fenêtre je voyais les lampadaires du XXe siècle et les maisons à colombages. Par les douces soirées d'été nous aimions nous asseoir au bord de celles-ci pour prendre l'air du haut de notre deuxième étage et regarder les passants souls.

Aujourd'hui je ne prends pas de petit-déjeuner. Au lieu de ça j'attends l'infirmière pour ma séance quotidienne d'Eskétamine. Ces séances consistent à inhaler un produit dérivé de la kétamine et cela fait partie d'un protocole très suivi par le personnel médical. Il est fait pour les personnes résistantes aux anti-dépresseurs, comme moi.

Les effets indésirables sont nombreux et le corps peut parfois mal réagir d'une séance à l'autre. C'est pour cela qu'il faut que nous soyons surveillés par une personne formée à ce protocole pendant environ quarante minutes. Pendant ce temps, nous pouvons parler librement avec l'infirmier ou l'infirmière et le cerveau s'en donne à coeur joie puisque toutes nos barrières tombent comme si nous étions saoul ou drogué.

Il faut être à jeun et ne pas avoir bu les trente dernières minutes avant la séance pour éviter de vomir. Mais ce n'est pas tout. Nous devons être assis ou allongés durant tout le protocole puisque le produit, une fois inhalé, procure des étourdissements momentanés et quelques fois des hallucinations visuelles. Je ne me joue pas de vous si je vous dis que lors de la première séance, j'ai vu des éléphants roses ! Ensuite, j'étais tellement shootée que je n'ai fait que dormir.

J'aime ces séances, elles me permettent d'avoir des discussions constructives avec les soignants et d'avancer dans ma guérison. Pour l'instant je ne ressens pas encore les effets positifs puisque ce n'est que ma troisième séance et que ceux-là n'arrivent qu'à la moitié du traitement, c'est-à-dire vers la huitième.

Aujourd'hui, c'est Célia qui se charge de mon protocole. Je l'aime beaucoup, le courant passe plutôt bien entre nous. Elle s'installe sur mon bureau et commence par prendre mes constantes.

« Il est 7:55. dit-elle en me donnant la première dose à inhaler.

— Je vous quitte donc à 8:35. » continue-t-elle pendant que j'inhale la deuxième.

Je hoche la tête et prends la troisième sans réfléchir. Un goût désagréable de fer descend dans ma bouche puis dans ma gorge. Celui-ci me donne envie de vomir alors même que je n'ai rien dans l'estomac. Un blanc s'installe losque je reflechis à une quelconque discussion. Elle regarde mon bureau.

Je tend à penser que le bureau d'une personne en psychiatrie en dit long sur sa personnalité.

Peut-être qu'elle cherche à me cerner, à comprendre qui je suis et ce que j'aime faire dans la vie. Si j'étais à sa place, je penserais que la patiente qui est dos à moi aime lire, peut être pour s'échapper de sa réalité ou par accomplissement personnel. Je croirais que cette patiente dévore les livres comme pour rattraper des mois ou des années où elle n'aurait pas lu.

Tout cela est vrai.

Elle se lève de sa chaise et la déplace pour me faire face. Elle prend une gorgée de café puis pose sa tasse sur une place restante de mon bureau.

« Vous aimez lire à ce que je vois ?

— Oui, beaucoup, ça m'occupe.

— Moi aussi je lis pas mal, je lis plus pendant mes vacances parce que j'ai plus de temps, mais sinon j'ai toujours un livre qui traîne dans ma voiture.

— Quel genre de livre lisez vous ?

— Je lis un peu de tout mais je pense qu'on lit globalement les mêmes choses. Je pourrai vous en conseiller si vous voulez ? Qu'est ce que vous lisez en ce moment ?

— Je lis du Colleen Hoover, c'est une amie qui me l'a prêté. Je l'ai un peu sous-estimé au début mais finalement le sujet me parle pas mal alors je pense que je l'aurais fini dans les heures qui viennent.

— Je n'ai jamais lu cette autrice.

— Je préfère les autrices françaises de base, mais la traduction de celle-ci est très bien faite, moi qui lis lentement, je me surprends à le lire plutôt rapidement.

— Et de quoi parle ce livre ?

— Il parle d'une jeune femme qui tombe amoureuse d'un homme qui a l'air parfait au premier abord mais qui se révèle violent au fur et à mesure du récit. Elle n'a jamais oublié son amour d'enfance et va le retrouver. Ensuite je ne vous spoile pas, au cas où vous voulez le lire... Et vous qu'est ce que vous êtes en train de lire en ce moment ?

— Alors, je viens de finir Tout le bleu du ciel de Melissa Da Costa, il est fabuleux, je vous le conseille vivement ! Mais sinon mon dernier coup de cœur était Deux sœurs de David Foenkinos. Il est surprenant et très décalé par rapport à ce que l'on a l'habitude de lire. »

Je note ces deux titres et nous continuons notre discussion littéraire. Puis elle change de sujet et me demande comment je vais en ce moment. Je décide de lui répondre sincèrement.

« Franchement, je n'en peux plus, il y a des jours où je suis prête à tout donner pour m'en sortir et d'autres au contraire où je ne veux qu'une seule chose, abandonner. J'ai l'impression d'être tombée trop bas pour réussir à me relever. Mais la plupart du temps je tien bon pour ma famille et mes amies.

— Nous sommes tous là pour vous aider, même si c'est compliqué, nous voulons que vous alliez mieux.

— Merci. C'est difficile d'expliquer la dépression à quelqu'un qui ne l'a jamais vécu. Vous ce n'est pas pareil, vous passez votre temps à aider les personnes qui en souffrent à en guérir. Mais pour mes proches, c'est difficile de comprendre vraiment dans quel état d'esprit je suis coincée.

— Expliquez-le avec vos mots !

— Mais ma famille dit que je pense trop, ils me trouvent peut-être trop bizarre, je ne peux penser autrement que par des métaphores ou des images, c'est trop théorique pour eux, trop ennuyeux.

— S'il veulent vraiment comprendre, alors ils s'adapteront.

— Et bien, c'est comme si je me trouvais dans un gouffre, un grand trou noir. Imaginez ma famille et mes amies tout en haut, dans la lumière, et moi tout au fond. Seulement, il n'y a pas d'escaliers dans ce gouffre, et pas de prises pour escalader. Rien que moi et mes pieds. Alors je saute et saute encore pour les rejoindre. Mais c'est comme si à chaque fois que j'essaye de sauter, je perds un peu de ma force. Cela me décourage à chaque échec. Je n'en peux plus de sauter, je suis épuisée.

Célia ne dit rien, c'est comme si elle cherchait ses mots.

Je reprends :

— Mais les jours où je suis pleine d'espoir, je vous vois, vous les infirmiers, comme des gens qui ont choisi de rentrer dans mon gouffre pour m'aider à en sortir. Je vous vois comme des petits personnages qui construisent une échelle et qui m'aident à grimper. Je vous vois changer une marche à chaque fois que l'une d'entre elles se casse ; et m'indiquer où placer mon pied pour que je sois plus rassurée. Je vous vois, vous qui m'aidez.

En disant ces quelques mots, je me surprends en train de pleurer. Moi qui n'ai pas pleuré depuis un certain moment à cause des antidépresseurs, cela me soulage.

Célia me tend un mouchoir et me dit :

— Je suis désolée, je ne voulais pas vous faire pleurer. Mais c'est très beau ce que vous venez de me décrire. »

Plus de quarante minutes ont passé, nous avons continué de parler comme si de rien n'était.

Et pourtantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant