Chapitre neuf

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Chapitre neuf - Éléonore

Novembre

- C'est ce film... putain je l'ai au bout de la langue !

- Titanic, abruti !

Corentin crie la bonne réponse juste avant son frère et je ne peux retenir un rire. Depuis le début de la partie, nous sommes bien meilleurs que nos adversaires. La victoire va être écrasante.

- C'est de la triche, vous connaissez toutes les réponses.

- Nous sommes incollables sur le sujet, ne soyez pas jaloux.

Ezra rit à ma remarque, sachant pertinemment que j'ai toujours été plus calée que lui sur les films et séries.

- Bon, est-ce vraiment nécessaire de compter les points ?

La partie se termine comme prévue : avec Corentin et moi en grands vainqueurs. Ce dernier me tape dans la main avant de narguer nos frères.

- Ne te vente pas trop, c'était la chance du débutant.

Ezra essaie de se rassurer comme il peut en se levant pour aller préparer les assiettes. Le repas est enfin prêt et pour une fois, j'ai hâte de le partager avec eux. Je me lève à mon tour pour aller l'aider et sors la viande du four.

- Les garçons, vos assiettes sont prêtes.

Tandis que Corentin et Côme récupèrent leur repas, Ezra fini de nous servir. Je suis surprise lorsqu'il asperge de lui-même mes pâtes d'une quantité excessive de ketchup. Cette habitude revient naturellement et je me trouve stupide d'être si touchée par ce détail.

- Bon appétit.

Il me tend mon plat et nous nous asseyons à table sans un mot de plus. Je le vois me fixer plus d'une fois au cours du repas et je suis vite mal à l'aise. Je déteste qu'on me regarde manger et encore plus quand c'est pour me surveiller.

- Tu ne manges pas ?

Je vois à son regard que ces mots lui ont échappés. Même s'il me déteste encore un peu, il ne peut pas s'empêcher de garder un œil sur moi.

- Si, t'inquiète.

Pour le faire taire, j'engloutis une fourchette de pâtes sous ses yeux et souris pour dissimuler mon trouble. Les garçons ont arrêté de parler et nous fixe désormais, en attente d'une embrouille. Pourtant, Ezra ne rétorque rien et plonge son regard vers sa propre assiette, l'air rassuré.

Lorsque les conversations reprennent, je m'empresse de débarrasser et jette mes restes à la poubelle avant de m'enfuir dans ma chambre. Les garçons s'interrompent en me suivant des yeux mais je les ignore royalement. Dès que ma porte est fermée à clé, je me laisse glisser par terre.

Je souffre, et je m'en rends compte. Enfin. Ce n'est pas une douleur anodine qui passera avec le temps. C'est un monstre qui grandit en moi et qui me grignote de tout les côtés. J'ai mal tout le temps. J'ai mal le matin en me réveillant et en constatant à quel point je suis seule. J'ai mal la journée en prenant conscience d'à quel point j'ai tout gâché dans ma vie. J'ai mal la nuit, quand mes cauchemars me prennent en otage et me détruisent de l'intérieur.

- Éléonore, je peux entrer ?

J'essuie mes larmes en reniflant doucement, décidant d'ignorer délibérément mon frère jusqu'à ce qu'il se décide à faire demi-tour. Je n'ai pas besoin de lui. Pas besoin de m'embrouiller maintenant.

- Éléonore, s'il te plaît. Ouvre.

Je l'entends s'appuyer contre ma porte et forcer sur la poignée. Mais je ne craque pas. Toujours accroupie derrière, je glisse ma tête dans mes bras croisés sur mes genoux.

- J'ai besoin de te parler. Il est temps qu'on discute tous les deux.

Ezra soupire longuement et je crois deviner qu'il se laisse tomber à son tour derrière ma porte. Au loin, j'entends Corentin et Côme crier qu'ils vont faire un tour. Je n'ai visiblement plus le choix : je vais devoir écouter mon frère.

- Si tu ne veux pas me faire entrer, ok. Mais tu vas écouter ce que j'ai à te dire.

Inconsciemment, je relève la tête et me laisse tomber complètement contre la porte, les jambes tendues. Je n'essaie même pas de sécher les larmes qui coulent désormais toutes seules.

- Je ne sais pas ce qu'il se passe et peut-être que ça ne me regarde pas mais... il va falloir que tu reprennes goût à la vie, Éléonore. Je ne vais pas pouvoir gérer... ça. Il faut que tu te secoues et que tu me dises ce que j'ai loupé. Il faut que tu te reprennes.

Il ne va pas pouvoir me gérer. Il faut que je me reprenne.  Ça a l'air si simple dit comme ça. Je le déteste.

- Tu n'as rien à ajouter ? Alors casse toi.

Ma voix est tremblante et je ne me reconnais pas. J'avais tout prévu avant de venir ici : je voulais me réconcilier avec lui. Et pourtant, depuis qu'on s'est revus, je ne fais que le rembarrer sans jamais lui laisser une chance. Je crois que je n'avais pas prévu d'ajouter quelque chose aux regrets : de la colère.

Parce que pendant cinq mois, Ezra a réussi à me persuader d'une chose par son indifférence totale à mon égard : j'étais en tord et lui n'avait rien à se reprocher. Alors j'ai ignoré mes sentiments, mes émotions, mes ressentis. Je me suis convaincue que j'étais nulle d'avoir fait ça, que sa colère était méritée et qu'il avait raison de s'éloigner de moi. Après tout, j'étais sortie avec son meilleur ami pendant deux ans contre son approbation et en prime, je le lui avait retiré de sa vie en me séparant de lui.

Mais au fond, plus j'analyse ses réactions, plus je comprends qu'il me manque une pièce au puzzle. Si Ezra essaie malgré lui de faire un pas vers moi, c'est qu'il a aussi quelque chose à se reprocher. Sinon, il ne prendrait pas la peine même maladroitement de se réconcilier avec moi.

Et plus je m'analyse, plus je comprends qu'au delà de mes remords, j'ai de la peine. Parce que sans mon accord, Ezra m'a privé de lui. Il était mon monde, mon pilier. Mon meilleur ami. Il n'a pas mesuré l'ampleur qu'il avait dans ma vie. Il était tout. C'était mon frère, mais c'était bien plus que ça. Et il m'a privé de cette bouée à laquelle me raccrocher quand mon monde s'effondrait. Alors je n'avais plus rien à quoi me tenir, et je me suis noyée.

Ce que je ne sais plus faire, c'est nager pour remonter à la surface. Et je crois que je prends conscience de tout cela bien trop tard pour laisser quelqu'un m'aider à rejoindre le bord.

Je déteste ce que mon frère m'a fait subir, mais lui, je l'aime.
Ezra me déteste, mais me cache quelque chose de suffisamment important pour vouloir se rattraper.

Nous ne sommes plus sur la même longueur d'onde.

Est-ce que cinq mois ont suffit à détruire ce que nous avions ?

The harmony of our heartsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant