Chapitre 9

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Cet échange avec Fanny avait eu au moins le mérite de me faire réfléchir. Mais, je n'étais pas encore prête à lâcher ma bombe. Pourtant, j'admets qu'elle n'avait pas tort. Nos familles, nos amis, avaient le droit de savoir, de se préparer.

Je repense aussi à cette solitude que je m'impose et franchement, on ne peut pas dire que mon moral soit au beau fixe. En trois semaines, je n'ai vu qu'une seule fois Vic et n'ai eu que quelques échanges téléphoniques avec ma famille. Je m'obstine à penser que, moins j'aurais de contact avec eux, moins il sera difficile de jouer la comédie de " je vais super bien... vous ne le voyez pas?". Pourtant, plus j'y songe et plus ça m'apparaît complètement absurde.

Bon sang Kris ! Décide-toi !

Rester en tête à tête avec « Bertha », les séances de radiothérapie et la chimio ou me bouger ? La déprime assurée ou l'assurance d'avoir vécu tout ce que je pouvais ?

Depuis deux ou trois jours, le traitement pour contrer les effets secondaires marche plutôt bien. Bon... c'est vrai... je ne dégage pas l'image d'une nana en pleine forme mais mon oreiller et mon matelas ne sont plus mes meilleurs amis. Ce qui n'est déjà pas si mal.

Dans trois jours, nous serons tous ensemble chez Romain. Cette perspective m'effraie mais je sais aussi que j'en ai besoin.

Fanny : « Tu vas leur en parler à ce moment-là ? »

Quand j'évoque le dimanche chez mon frère avec Fanny, ce message ne me surprend pas.

Moi : « Pas encore prête mais j'y réfléchis. »

Fanny : « Trouillarde ! »

Moi : « Il faut que je te rappelle à quel moment tu l'as avouée à la tienne ? »

Fanny est juste adorable. Vraiment ! Depuis notre conversation au parc, nous échangeons des messages tous les jours. Ce que j'aime chez elle, c'est sa franchise. Elle ne me ménage pas. Et sincèrement... c'est exactement ce qu'il me faut. Notre rencontre a pris une tournure très surprenante. Naturelle, instinctive, sincère. C'est un vrai don du ciel cette fille. J'aime aussi son humour. Elle ne le voit pas, mais nos SMS ont sur moi un effet thérapeutique. Après une lecture de la fantasque Fanny, je me surprends à oublier pendant quelques minutes mon sort et même cette horloge détestable. Quelle horloge ? Celle qui n'en finit pas de me rappeler que les heures, les jours, les semaines passent à une vitesse folle.

Aujourd'hui, Fanny a décidé d'embellir ma journée par ses SMS.

Fanny : « Je viens de rencontrer un vrai "spécimen" ».

Pour elle, « les spécimens », comme elle les appelait, étaient des personnes bien à part. Soit ils avaient un réel problème avec le cancer, qui donc, se traduisait par l'ignorance dans ce domaine ou la peur... soit dotés d'une maladresse affligeante, avec un mélange savant de bêtise humaine.

Moi : « Je veux tout savoir. »

Je m'en frottais les mains à l'avance. Les anecdotes de Fanny étaient un vrai régal pour le moral et les zygomatiques.

Fanny : « En sortant de la piscine municipale, après notre séance quotidienne pour que mon mari garde la ligne (oui... moi je n'en ai pas besoin, notre amie radiothérapie se charge de ça), nous tombons sur un de ses amis que nous n'avions pas vus depuis... bref je ne sais plus. En même temps, rien de grave. Je n'ai jamais pu le sentir. Un "j'ai tout vu, j'ai tout fait", doté d'un humour plus que douteux. Il nous fait son numéro très travaillé. Convaincu d'avoir hérité de la classe de George Clooney alors que Gérard Clooney lui conviendrait bien mieux, avec le talent grinçant d'un comique raté. Tu vois le tableau ? Un vrai connard quoi. »

Moi : « Je vois très bien. Arrête-moi ce suspens... je n'en peux plus. »

Fanny : « Ok ok ... Il essaie donc de nous en mettre plein la vue avec sa vie tellement géniale quand il me regarde soudain et me dit : "Ben alors Fanny ! Tu as oublié d'enlever ton bonnet de bain ?". Là, le taré, il tire sur mon foulard que je n'ai pas eu le temps de retenir. Et je te le donne en mille... il atterrit à ses pieds. »

J'éclate de rire imaginant parfaitement la scène.

Moi : « Attends que je reprenne ma respiration :) »

Fanny : « Non mais tu l'aurais vu... envolée la belle assurance ! Il est devenu cramoisi et suffoquait en faisant les bruits d'une otarie qu'on apprend à applaudir. Un peu plus et j'ai cru devoir lui faire du bouche-à-bouche. BEURK. Une cancéreuse qui sauve un abruti. Hey ! Ça ferait un super article dans le Ouest France ! Tu ne crois pas ? En tout cas, je pense que nous n'allons pas le revoir de sitôt. Sauvée par mon crâne d'œuf. »

Moi : « Le pauvre ! J'ai presque de la peine. »

Fanny : « Traîtresse. »

Moi : « Moqueuse d'otarie. »

De toute évidence, Fanny avait choisi l'humour, la spontanéité, la dérision. Rire de tout était son cheval de Troie.

Mais quel était le mien ?

J'admettais que je l'enviais. Cependant, il fallait certainement beaucoup d'entraînement pour être aussi à l'aise. Être aussi détaché de tout ou du moins essayer de l'être pour s'octroyer un peu de répit. Mais n'avait-elle pas raison ? La voir si joyeuse... si téméraire... si courageuse malgré sa souffrance, forçait le respect.

« Vivre » m'a-t-elle dit.

Mais comment y arriver ? Surtout, en serais-je capable ?

Mon regard se pose sur l'étagère où je range mes albums photos. Sans réfléchir, j'en prends un et m'installe. La plupart des photos représentaient des repas de famille ou d'amis, parfois les deux réunis. Il y avait aussi d'anciennes photos de vacances... celles de mon enfance avec mes cousins. Tous les ans, nous avions pris l'habitude de louer une énorme villa. Nous choisissions les destinations tous ensemble. Une année... le bord de mer. La suivante... la montagne. Tous ces moments ont été les plus beaux de ma vie. Les chambres partagées, les jeux de cache-cache, les nuits blanches à échanger nos secrets, les balades, les feux de camp pendant lesquels nous nous racontions des histoires de fantôme. Mon oncle Paul était très doué pour les narrer. Je me souviens tout particulièrement des bons repas que ma mère confectionnait avec sa sœur Fabienne.

Nous avions arrêté ces regroupements familiaux depuis près de dix ans. La famille s'était agrandie. Il était de plus en plus difficile de trouver un logement pour accueillir tout le monde. La vie nous avait joué aussi de sales tours. Tante Fabienne s'en était allée, emportée par une amylose cardiaque. Nous avions aussi perdu Mathieu, mon cousin, tué dans un accident de voiture. Peut-être que, chacun de notre côté, nous pensions qu'il serait trop douloureux de revivre tout ça sans eux. Quoi qu'il en soit, personne ne s'était manifesté pour renouveler l'expérience. Pourtant... j'étais convaincue qu'aucun d'entre nous n'avait oublié tous ces moments extraordinaires.

...

C'est ça ! J'avaisenfin trouvé.


Une année...le reste d'une vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant