31

11 1 6
                                    

De nombreux nobles s’étaient réunis dans l’une des grandes salles de la demeure impériale. C’était une matinée ordinaire, au palais, et dans les conversations qui commençaient s’échangeaient les dernières nouvelles et les informations sur les récents événements à la Cour.
Quelque part sur l’un des côtés, Lazuli discutait avec deux aristocrates, le Duc Tairev et le Comte Esrael. Elle les avait déjà croisés plusieurs fois et avait échangé avec eux à l’occasion de réceptions ou à la faveur d’un de ses itinéraires au palais, et ils étaient d’intéressante compagnie bien qu’elle préférât toujours écourter leurs entretiens.
« La dernière apparition publique de l’Impératrice a été fort appréciée, commenta la jeune femme, en ces temps où les délégations sont là et où la situation évolue sa présence est importante, et elle nous rappelle la stabilité de son règne.
- Oui, cependant il me semble que les Exécuteurs ne l’ont pas laissée se montrer autant qu’elle l’aurait pu, malgré les manifestations des semaines passées. Même avant que les envoyés des autres pays arrivent, elle n’est pas beaucoup sortie à la rencontre du peuple, qui aurait besoin de la voir davantage. » remarqua Tairev.
Prudente, Lazuli étudia sa réponse avant de parler. Les deux hommes savaient qu’elle était un agent de Pantalone, et le Duc la considérait souvent avec attention, comme si elle était une espionne à qui il pouvait soutirer des informations. Il était un homme avisé, et elle devinait que si on le laissait tranquille malgré son opinion, c’était parce qu’il était un moyen pour les Exécuteurs de connaître l’avis de l’opposition.
« Il est vrai que notre souveraine sort peu du palais, reconnut-elle, cependant elle est loin de négliger ses sujets puisqu’elle prend de nombreuses décisions pour eux et que les Onze se font ses porte-paroles. Ainsi, sa volonté est toujours transmise, sans que les risques de l’extérieur ne puissent trop facilement l’atteindre.
- Lazuli a raison, appuya le Comte, ces temps-ci le climat est devenu encore plus instable et des groupes ont causé d’importants incidents à la capitale. Il est nécessaire de protéger Sa Majesté de ces dangers. »
Le Comte Esrael avait à peu près le même âge que Lazuli, et lorsqu’il lui parlait il avait une lueur qui semblait être de l’admiration dans le regard, et qu’elle avait du mal à s’expliquer. Alors qu’elle avait subtilement indiqué que les ennemis de la Tsarine étaient la cause de son retrait de la scène, il l’avait soutenue tout en atténuant ses propos en répondant, elle n’ignorait pas qu’il avait des sympathies pour les Tisserands, mais jamais il ne l’aurait contredite directement.
« Justement, attaqua le Duc, comment expliquez-vous la situation ? Le gouvernement fait face à des troubles suscités par une force adverse, et il ne semble pas capable de la ramener à l’ordre.
- Croyez-vous qu’il soit facile de laisser s’exprimer tous les avis sur la scène politique sans qu’une part du contrôle sur celle-ci vous échappe ? » répliqua-t-elle.
Elle venait de rappeler que si tout le monde savait que les Tisserands existaient comme faction au grand jour, une partie de leur groupe continuait à commettre divers crimes dans l’ombre. Elle n’avait pas envie de se lancer encore dans un débat sur les influences actuelles, mais elle ne pouvait laisser passer une telle remarque sur le pouvoir qu’elle défendait. Le Duc reprit avec un sourire :
« Nous feriez-vous l’aveu que le pouvoir n’est pas en mesure de lutter contre ses ennemis ?
- Vous vous avancez bien trop. Si c’était le cas, je doute que vous vous trouveriez ici en ce moment même, à mener votre quotidien de façon tranquille. L’État est le garant de notre sécurité, et il est normal qu’il rencontre des obstacles, ce n’est en aucun cas le signe de sa faiblesse.
- Selon moi, il faut nuancer, intervint le Comte, la situation n’est pas aussi radicale que chacun des deux veut le faire dire. Lazuli, vous travaillez pour le gouvernement, que pouvez-vous nous dire sur l’évolution des choses ?
- Permettez-moi de vous présenter mon point de vue… » s’opposa son pair.
L’argumentaire se lança de lui-même entre les trois fronts, la jeune femme et le Duc en désaccord manifeste, et le Comte essayant de concilier les deux quand il le pouvait ou d’apaiser l’antagonisme, et faisant en sorte d’aider surtout Lazuli à donner le plus d’arguments. Cette dernière était embarrassée, elle ne voulait pas participer à la discussion dans laquelle tous deux la gardaient, mais celle-ci s’allongeait, et elle souhaitait s’y soustraire sans savoir comment s’en aller. Tout à coup, quelqu’un la prit par la taille tandis qu’une main saisissait la sienne. Surprise, elle tourna la tête pour découvrir le Dottore à ses côtés. Avec son habituel sourire, celui-ci s’adressa aux nobles.
« Permettez-moi de vous enlever votre charmante interlocutrice, j’ai à m’entretenir avec elle. »
Et sur ce, il l’entraîna ailleurs sans qu’elle ait le temps de dire quoi que ce soit. Déconcertée, elle le laissa la guider à travers la salle sans penser à s’écarter. Mais quand ils eurent franchi les portes et se retrouvèrent dans le couloir où il n’y avait personne, elle prit la parole :
« Dottore, je pense que vous pouvez me lâcher, maintenant. »
Comme il continuait sans dire un mot, elle se dégagea et se tourna vers lui. Il s’arrêta lui aussi, et parvint tout de même à attraper à nouveau sa main à la volée. Elle le regarda à nouveau d’un air contrarié et dit :
« Dottore, non. »
Il la fixa une fraction de seconde avec un sourire amusé avant de l’embrasser sur le bout des doigts. Elle parvint à se libérer et protesta :
« Trente ans, vous vous permettez des choses inacceptables !
- Il faut bien que je prenne une récompense, tu ne m’aurais jamais remercié.
- J’aurais pu m’en sortir seule, vous savez.
- J’en doute sérieusement, tu n’en avais pas l’air. Et tu es toujours si dure avec moi, alors que je te traite avec douceur.
- Vous plaisantez, j’espère ! N’avez-vous pas conscience de vos propres actions ? vous ne cessez de me poursuivre et me répétez des propos déplacés sans me laisser de répit. »
Il agita légèrement la tête et la considéra avec attention, elle était de plus en plus en colère et sa voix montait en énergie, et il lui trouvait un certain charme. Cependant, il la préférait quand elle souriait.
« À aucun moment je ne dirai qu’il s’agit d’égards ou de prévenance, continua-t-elle, c’est même le contraire du respect.
- Il faut bien que je te fasse part de mes sentiments, se défendit-il, d’une façon ou d’une autre.
- Vous pouvez les garder pour vous, je vous en saurai gré ! Sérieusement, à quoi cherchez-vous à parvenir ?
- À ce que tu me donnes ton cœur. »
Choquée, elle demeura sans mots. Il savait pertinemment que sa dévotion absolue allait à Pantalone, et jamais elle ne considèrerait quelqu’un d’autre. Mais il avait exprimé sa pensée avec assurance, et ne paraissait pas redouter son jugement. Elle parvint à se reprendre et dit d’une voix atone :
« Abandonnez. Je ne vous cèderai pas mon cœur. »
Il haussa les épaules avec un air de regret avant de déclarer :
« Je le sais bien. Mais j’aurai toujours ces sentiments pour toi. Enfin, l’heure n’est pas à la tristesse et à la confrontation, je ne voudrais pas te laisser dans une atmosphère pesante. Il est temps pour moi de m’occuper de certaines choses. »
Et il se détourna et s’en alla. Stupéfaite, elle le regarda s’éloigner, les émotions confuses et désorientée.

Lazuli - Cycle deuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant