17 | Parler peut libérer ou pas

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Érika

Une fois de retour à la maison, Dan reste silencieux. Depuis que nous avons quitté le restaurant, il ne m'a pas adressé la parole. Je ne comprends pas ce qu'il lui arrive, ou peut-être le sais-je trop bien. J'évite soigneusement de lui poser la question. Mes pensées tournoient. Nous sommes dans la cuisine, la maison plongée dans le silence. Mes doigts frôlent le tissu soyeux de ma robe de soirée, un geste machinal qui trahit ma nervosité. Je lève les yeux vers Dan, espérant un geste de sa part. Ce soir, j'oublie mes principes. Il ne craquera pas, je le sais pertinemment, mais j'espère comme l'idiote que je suis. Je l'ai repoussé pendant tellement d'années qu'il a pris naturellement ses distances. Lorsque j'avance vers lui, c'est pour mieux m'enfuir. Je ne comprends même pas qu'il ne me le reproche pas. J'évite tellement le sujet qu'il ne peut intervenir. Dan nous prépare machinalement un café qui embaume la pièce. Entre nous, un mur invisible s'est dressé que je ne supporte plus. Il dépose la tasse sur le plan de travail et me tourne à nouveau le dos. Ça me frustre. Je pense avoir soupiré fortement sans m'en rendre compte.

- Moi aussi je suis agacé, Érika.
Merde, il m'a entendue. Je ne réponds pas, mon côté "lâche" est de retour.

- Je ne suis pas con. J'ai recherché ton chorégraphe, j'ai des informations sur lui et sur ce qu'il a fait vivre à certaines filles. J'aurais aimé attendre que tu m'en parles, sauf que je suis à court de patience. Bientôt, tes parents et ton frère sauront que tu es planquée chez moi. Tu vas devoir réagir, Érika.

La nervosité monte à son paroxysme. Je claque ma tasse. Je voudrais hurler, mais rien ne sort, même pas des mots simples. Je pourrais m'épancher, mais c'est plus fort que moi. Je suis bloquée et j'ai surtout honte.

- Je vois. Réplique Dan.
- Non ! Tu ne vois rien. Je n'arrive pas à parler de cette histoire.

La nausée monte. Je cours aux toilettes, vomis tout ce que j'ai avalé ce soir. Dan s'accroupit derrière moi, attache mes cheveux dans un élastique qu'il a dû emprunter à Chloé, m'éponge le front avec un gant de toilette.

- Ça va aller, bébé.

Je ferme les yeux en écoutant le surnom qu'il me donne lorsqu'il baisse sa garde. Dan me caresse le bras. Je m'en veux d'être dans un tel état.
- Je veux connaître une chose, c'est important et j'espère que tu me feras suffisamment confiance pour me répondre.

L'inquiétude que sa voix trahit m'interpelle.

- Est-ce qu'il t'a violée ?
Je secoue la tête de gauche à droite. Il expire de soulagement. Il me serre dans ses bras. Je me laisse bercer en respirant son odeur qui me rassure.

- Il m'a simplement retourné le cerveau en me rabaissant. Je ne comprends pas comment il a réussi à me rendre aussi conne.
- Tu n'es pas conne. Me répond Dan. Bien au contraire. Si tu réagis ainsi, c'est que tu ressens un danger, j'en suis certain.
- Peut-être. Finis-je par avouer.

Parce que oui, j'ai peur de cet homme. Je n'ai jamais voulu rester seule dans une pièce avec lui. Je n'étais pas en confiance, c'est pourquoi j'ai flippé et fui.

- Tu ne vas pas mettre fin à ta passion pour ce type. Je ne le permettrai pas. J'accepte de te laisser partir à chaque fois, sans tenter de te retenir pour que tu puisses vivre ton rêve. Ce n'est pas pour qu'un inconnu t'en empêche.
Je devrais réagir ou répliquer, mais je m'abstiens, préservant cet équilibre fragile qu'il y a entre nous. Je ne cesse de fuir mes sentiments pour Dan. Tout à l'heure, je rêvais qu'il se jette sur moi et maintenant je suis tétanisée de lui dévoiler quoi que ce soit sur ce qui se passe dans mon cœur depuis que nous nous connaissons. J'ai peur de ce que je ressens réellement. Si j'ouvre cette boîte de Pandore, je n'ai aucune idée de ce qui nous attend. J'ai toujours privilégié la danse. Aujourd'hui, je ne sais plus.

- Ça va mieux ? Me demande-t-il. Ne restons pas là.
Dan m'aide à me relever.

- Je vais prendre une douche.
- Ok, tu as besoin d'aide ?
Nos regards se percutent.

-Ce ne serait pas une bonne idée.
Dan s'apprête à me quitter, mais je ne vais pas en rester là ce soir !

- Tu peux dormir avec moi cette nuit ?
Osai-je demander.

- Tout ce que tu veux, tu le sais.
C'est bien notre problème. Nous connaissons tous les deux les limites que nous avons instaurées. Si nous les dépassons, nous ne pourrons plus jamais revenir en arrière. Dans cette histoire, il n'y a pas que Dan. Il y a également une petite crevette qui se nomme Chloé. Il ne faut pas lui donner de faux espoirs.

Sous la douche, je cogite. Je tente d'occulter les humiliations que mon chorégraphe m'a fait subir devant les autres danseurs. Quand je réfléchis, je ne cesse de m'en vouloir. J'aurais dû le pressentir, j'aurais dû réagir autrement sans le laisser me persécuter. Il m'a tellement répété qu'il briserait ma carrière que j'y ai cru. Revoir Gabriel me rappelle que nous avons mené de supers projets ensemble. J'ai chorégraphié deux de ses défilés et nous avons cartonné ensemble. Je n'oublie pas. Ninon me soutenait ainsi que Dan. Je devrais le remercier de ne jamais avoir voulu me couper les ailes pour rester auprès de lui. Je n'envisageais pas d'abandonner la danse et d'assumer l'éducation d'une petite fille en plus. J'ai bientôt vingt-cinq ans. Lorsque Chloé est née, j'en avais dix-neuf. J'étais bien trop jeune pour m'engager dans une telle relation. Dan a cinq ans de plus que moi. Il a assumé ses responsabilités et je le respecte pour ça. Je n'aurais pas pu. Il l'a toujours su. C'est normal que Chloé soit prioritaire dans ses choix, bien avant nos sentiments. J'intègre qu'il m'ait laissé vivre ma passion, mais aujourd'hui, quelle est ma priorité ? Je m'attache à Chloé, Dan je n'en parle pas. Si une autre femme s'approchait de lui, je m'en voudrais toute ma vie. Alors où est la place de ma passion ? Au plus je réfléchis, au plus je me perds.

Adoptons-nousOù les histoires vivent. Découvrez maintenant