Chapitre 10 - Qui je suis et où je vais

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J'ai les fesses légèrement engourdies.

Petite, ma mère disait que j'avais les os des fesses pointus. Que cela la faisait souffrir lorsque je me hissais sur elle pour lui faire un câlin. Je me disais que si j'empruntais sa lime à ongles pour arrondir mes fesses, j'aurais droit à tous les câlins que ses bras avaient en réserve pour moi. Aujourd'hui, je sais que l'on ne peut polir des os de fesses, tout comme j'ai compris que la réserve à câlins a toujours été vide.

- Tiens, j'ai trouvé celle qu'il te faut ! m'interpelle mon père, en me tendant une pile de documents.

Nous sommes tous les deux assis par terre dans le salon depuis une heure. Nous avons évidemment des tables et des chaises, mais lorsque j'ai besoin de réfléchir et de prendre des décisions, cela se passe à même le sol. Je ne suis pas loin de m'allonger d'ailleurs.

Tous mes dossiers de candidature pour les universités sont étalés autour de moi. Ou plutôt autour de nous. Mon père est l'assistant de rêve. Il a pris des notes et résumé les spécialités de chaque université. Il les a classées par ordre de préférence. Il s'agit de son ordre et de mes préférences. Bon, ouais... c'est pas très clair. Mais tant qu'il accepte de me voir changer d'avis, c'est ce qui importe. Et je vais éprouver ma théorie tout de suite.

- Je ne pense plus aller à Juilliard, papa, je lui réponds, tout en lui rendant le dossier de candidature de la prestigieuse école d'art.

- Ah bon ? Pourquoi ça ? Tu es une superbe danseuse, s'étonne-t-il.

La voilà la raison...

- La danse ne me passionne plus ces derniers temps. Je n'y ai plus goût.

- Ce n'est peut-être qu'une passade. Tu ne devrais pas écarter Juilliard définitivement.

Il est vraiment adorable lorsqu'il croit en moi de cette manière. Mais je pense avoir mené ma réflexion à son terme sur le sujet. Le domaine artistique est basé sur le regard que l'on pose sur vous. Sur les sentiments que vous faites naître chez autrui, ce que vous êtes censé dégager de votre art. En définitive, bien trop perméable à mon don. Ai-je envie de devenir un imposteur professionnel ?

- Et celle-ci ? me questionne mon père, en me tendant une enveloppe marron. Elle a une spécialité « Arts et sciences humaines ». Ça te permettrait d'allier tes deux passions.

Je jette un coup d'œil à l'intérieur de l'enveloppe kraft.

Columbia ? mouais...

En démarrant ma première année de lycée, j'étais tout excitée à l'idée d'être à ce jour. À ce samedi matin, en conciliabule avec mon père. La perspective d'une nouvelle vie. Prendre des risques et espérer que mon don ne soit plus aux commandes de ma vie.

- Je pense de plus en plus à Stanford.

- En Californie ? me demande vivement mon père, qui devient subitement pâle.

Bien sûr en Californie. Je ne pense pas que ce prestigieux campus ait déménagé récemment. Mon père ne m'interroge pas sur ce choix. Cela présage d'une discussion moins légère que prévue.

- Je réfléchis sérieusement à une spécialité en droit. Mon bénévolat chez Fashionwork m'a ouvert les yeux sur certaines réalités de notre pays. L'engagement militant c'est bien, mais faire évoluer les lois, c'est autre chose encore. Le respect des droits civiques, protéger l'accès à l'avortement... Je ne sais pas, ce sont des sujets qui me travaillent. Tu crois que j'en serais capable ?

Mon père est ému. Je le vois à sa façon de me regarder, son visage penché légèrement sur le côté. Il n'en finit pas de me détailler. Est-ce qu'il vient de réaliser que je pourrais l'année prochaine me trouver à des milliers de kilomètres de lui ? Sûrement, mais pas que.

- Je t'interdis de t'interdire quoi que ce soit. Ton cœur peut s'enflammer, être indécis, se lasser, mais il ne te mentira jamais. Si aujourd'hui le droit est ce qui t'anime, aucun souci. Nous avons juste à redéfinir nos critères !

Une douce chaleur remonte de mes coronaires qui pulsent avec davantage de vigueur. J'ai besoin d'un câlin. Non, j'ai besoin de prendre mon père dans mes bras. Qu'il me confirme par son contact l'amour contenu dans ses paroles. Je me retiens cependant, l'observant farfouiller parmi ses enveloppes blanches et marrons, à la recherche de la perle rare.

- Ah ! La voilà !

Je prends l'enveloppe qu'il me tend, mais son sourire frétillant me met sur mes gardes.

Je sors les documents par l'ouverture latérale et reconnais immédiatement le logo de Columbia en haut à gauche de la lettre de présentation.

Quel têtu !

- Papa... je souffle, faussement agacée.

- Souviens-toi, le cœur ne ment pas. Et le mien me dit d'essayer de te garder auprès de moi.

Je l'enlace. Les feuillets de Columbia se froissent entre nos deux corps, comme pour marquer l'importance de cette matinée. Car le but n'était pas de choisir finalement. Non, je n'entérinerai rien aujourd'hui. La leçon du jour était toute autre. J'ai appris que j'ai le droit de me tromper, de m'illusionner, au risque de revenir à la case départ. Peu importe le sens de ce jeu de l'oie, car je ne suis pas seule. Au détour de ces vas et viens émotionnels, mon père veille.

****

Je remonte dans ma chambre, les émotions un peu en vrac. Même si j'ai préparé mon père à un éventuel éloignement géographique entre nous, intérieurement, je n'ai aucune envie de les quitter. Lui, Marla, Jeannette... Marla vise Juilliard. Ce serait une raison de plus pour demeurer ici.

Je m'empare de mon Smartphone qui est posé sur mon bureau et m'avachis dans un soupir de lassitude sur mon lit. Je consulte un message de Jaya arrivé une heure plus tôt et j'ai déjà le sourire aux lèvres. J'aimerais bien savoir dans quelle université il compte postuler.

Jaya : Hello ! J'ai un entraînement avec les minis cot-cot aujourd'hui. C'est à ton tour de venir me donner un coup de main.

Tiens, donc... Il a une drôle de manière de m'inviter à son bénévolat. Au moins, je sais à quoi m'attendre. Alors que de mon côté, je ne l'avais même pas prévenu.

Saori : Dis-moi à quelle heure et où je dois me présenter avec ma salopette d'agricultrice.

Jaya : Humm... J'ai toujours kiffé les filles de la campagne😊 😊 😊

Même par message, il ne peut s'empêcher de faire son malin. Son flirt devrait me déranger, alors que je m'emploie juste à l'ignorer. Avec une grande facilité, d'ailleurs. Peut-être n'est-ce pas la bonne tactique ? Est-ce que je l'encourage en agissant de la sorte ?

- Saori ! À table !

Mon père me hèle pour descendre déjeuner.

Je me lève et repose le téléphone sur mon bureau. J'ai le temps d'un repas pour savoir si je me décide à jouer la belle agricultrice ou non.



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