Chapitre 15 - Gratte-ciel émotionnel

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En ce vendredi matin, je suis épuisée. Dame insomnie m'a tenu compagnie une bonne partie de la nuit, m'aidant à rejouer inlassablement dans mon esprit la confession de Jaya. Une douleur imaginaire me pince le cœur depuis notre discussion à la bibliothèque. Une souffrance illégitime puisque je ne suis pas Jaya et que mes parents ne m'ont jamais fait de mal. J'en viens même à relativiser le comportement de ma mère à mon égard.

Le doux soleil de ce début de printemps réchauffe mon visage, mais point mes états d'âme. Je replace le chèche fleuri qui recouvre mon cou, pour éviter que les rayons ne passent au travers. Le froid, la chaleur, la poussière, le vent... ma peau ne supporte plus grand-chose à cet endroit précis de mon anatomie.

Nous avançons avec Marla en direction du lycée. Elle assure seule la conversation. Elle n'a pas le choix. Ma concentration ne peut dévier de mon inquiétude pour le chuchoteur.

Au croisement entre Amsterdam avenue et la 64e, je m'arrête. Marla m'imite et poursuit son monologue des derniers détails de notre spectacle de danse prévu ce soir. J'acquiesce régulièrement et murmure des « ouais », « c'est clair », pour ne pas la froisser. D'autant que j'ai conscience de l'investissement qu'elle a fourni pour que l'évènement soit grandiose. À défaut d'être rémunérée, elle a exigé des conditions de représentation dignes de la mi-temps du Super Bowl. Impossible pour elle d'achever sa carrière éphémère dans le salon d'un lycéen. Elle a ainsi fait monter les enchères tout doucement durant des semaines. Et j'ai pu observer de mes yeux l'étendue de notre popularité. Les propositions rivalisaient de lieux plus fabuleux et ostentatoires les uns que les autres. Hôtel particulier, manoir ou salle des fêtes majestueusement décorées... non, Marla voulait plus.

— J'ai donc exigé dix rangées supplémentaires d'ampoules colorées sur le toit-terrasse. Quand tu verras la hauteur de ce building, Saori, tu seras conquise. Tu auras l'impression de danser parmi les étoiles.

— Si tu es heureuse, c'est tout ce qui m'importe.

— Toi par contre, tu affiches la tête d'une veuve en deuil depuis hier. Tu vas m'expliquer ce qu'il s'est passé à la bibliothèque ou pas ?

— Je ne peux pas...

— ...dévoiler ton secret sans relever celui de Jaya, ça je le sais, ça va ! J'en ai ma claque de vos conneries !

Cela faisait un moment qu'elle ne s'était plus fâchée de la sorte. En tout cas, contre moi.

— Je te retrouve hier totalement en vrac, après avoir sprinté derrière lui et je ne dois rien dire ?

S'te plaît, Marla... arrête...

Elle attend que je réplique du tac au tac, comme je le fais dès qu'elle me titille au sujet de Jaya. Son visage est penché au-dessus de moi, tentant d'agripper je ne sais quel indice dans mon regard.

— Pourquoi, ne réponds-tu pas ? Je veux savoir ce qu'il t'a fait ! exige-t-elle, de plus en plus véhémente.

Je ne suis plus capable de la regarder, surtout lorsque je sens la brûlure caractéristique de la tristesse se frayer un chemin dans ma gorge. Je refuse qu'elle me voie si mal. Cela ne ferait que renforcer l'idée qu'elle se fait de Jaya.

— Je lui ai révélé que mes parents m'ont fait enfermer dans un hôpital psychiatrique l'année dernière.

Je hoquette entre sanglots et étonnement, lorsque je comprends que Jaya se tient derrière moi. Et pourtant, lorsque je me suis arrêtée dans la rue à cet endroit précis, à proximité de Lincoln square, ce n'était pas un hasard. Je l'attendais. Du moins, j'espérais que nous le croiserions sur le chemin menant à nos premiers cours de la matinée.

Malgré ma veste en jean, je perçois la chaleur du corps de Jaya, lorsqu'il se rapproche dans mon dos. Mes paupières se ferment, alors que ses mains glissent sur mes épaules et que l'une d'elles chemine vers ma nuque. Je relève lentement mon visage, paupières closes, savourant cette simple caresse par-dessus mes vêtements. Je la perçois pourtant comme la chose la plus indécente que je n'ai jamais ressentie... et je tuerai pour qu'elle dure éternellement.

— Lâche-la immédiatement !

Les mots de Marla me sortent violemment de ma transe émotionnelle. Je la découvre rouge de colère. De ces furies scintillantes que l'on trouve dans les films fantasy. Elle est sublimement déchaînée.

Je dois intervenir. Mon attitude n'aide sûrement pas à la rassurer.

— Jaya ne m'a rien fait, Marla. Comme il te l'a dit, je suis juste triste pour lui.

Jaya presse davantage ses paumes sur mes épaules, en une forme de reconnaissance à mon égard.

— Triste ? Tu es triste, Saori ? Après ce qu'il vient de t'apprendre, tu devrais prendre tes jambes à ton cou ! s'agace-t-elle, tapant du pied.

Hier, je menaçais Jaya de l'exclure de notre trio s'il continuait de dénigrer mon amitié avec Marla. Et Marla, désormais qui l'imite...

Je m'approche de mon amie et saisis l'un de ses poings serrés de colère. Je le lève entre mes paumes, le rapprochant de mon visage. J'observe ce signe physique si évident de son inquiétude pour moi et m'emploie à le démanteler consciencieusement.

Je masse tout d'abord la face interne de son poignet.

— Je ne crains rien Marla...

Puis je remonte le long de sa ligne de vie.

— Jaya ne me fera jamais de mal, car nous sommes identiques lui et moi...

Ses doigts se desserrent progressivement et je déplie son pouce.

— Vous devez cesser de vous attaquer mutuellement...

Tout en massant son pouce, mes autres doigts se faufilent sous son index et son majeur.

— Vous êtes mes bases... l'un à gauche, l'autre à droite...

Son annulaire et son petit doigt sont les plus récalcitrants à mes caresses.

— Et ma pyramide s'écroulera si je ne peux compter sur vous deux.

Marla ouvre grand la main, comme si je venais de prononcer la formule magique descellant son mystérieux cœur noir. Je ne sais si ce sont mes mots ou mon don qui sont à l'origine de cet exploit. Et cette incertitude me taraude. J'aimerais qu'elle n'oublie pas ce moment, qu'elle puisse nous faire enfin confiance.

Elle me prend sans douceur dans ses bras, me serre un peu trop fort contre elle. Je suis suspendue à ses mots que j'attends et qui confirmeraient mes doutes.

— Hors de question que je te laisse tomber, ma p'tite pyramide, me dit-elle.

Je sens le buste de Jaya se coller brusquement contre mon dos. Il s'agit de l'œuvre de Marla qui l'a saisi par son sweat pour le rapprocher de nous. Cela ressemble à ma grande Viking blonde, point d'envoûtement derrière ce geste. Elle ne peut céder ouvertement, mais nous signifie à sa façon qu'elle est prête à composer notre pyramide.

Encerclée, enfermée dans cette étreinte, je peux me laisser aller. La tête basse, j'abandonne ma douleur, mes peurs, cette crainte en l'avenir. Au-dessus de moi, Marla et Jaya sont presque aussi grands l'un que l'autre, aussi forts aussi.

— C'est nous trois contre le reste du monde, je leur confie.

Je sens Jaya rire, faisant vaciller notre câlin. Cela lui rappelle sûrement quelque chose.

Oui, c'est bien cela...

Je les aime.

Et leur amour me porte si haut que j'ai subitement envie de toucher du doigt le toit du monde.

*************

Alors cher(e) lecteur(ice)? Tu en penses quoi de mon petit trio ? Si nous étions dans une romance érotique, j'avoue qu'une scène de sexe avec ces 3 là, façon Peneloppe Douglas, m'aurait bien tentée. Mais, ce sera peut-être pour une autre histoire... Pour l'instant, on savoure le rapprochement entre Saori et Jaya et on attend... bien patiemment, que ça monte tout doucement.

Toujours à toi,

I.H Mey

BLOWER SOULOù les histoires vivent. Découvrez maintenant