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   La sonnerie a retenti, et une nuée humaine s'est érigée. Je balance une bretelle de mon sac sur mon épaule, attrape ma toile d'une main, mon portefolio de l'autre et me rue dehors pour affronter la tempête. Les couloirs sont bondés et les corps se pressent les uns contre les autres pour échapper à la marée. C'est l'enfer! Les cris fusent, les insultes aussi, et j'éclate de rire parce que c'est tellement plus vivant et naturel que ce que les enseignants-tous plus stricts les uns que les autres- veulent nous faire croire. La vie en communauté c'est ça!

   Mon engouement est de courte durée lorsqu'un con me fait trébucher et que je manque de m'étaler de tout mon long, lâchant par la même occasion mon tableau. Alors je me joins aux autres et hurle à mon tour mon déplaisir d'être aussi bousculée.

  Mon pied est sauvagement écrasé. Mais finalement les couloirs obstrués le sont moins, chacun regagne le parc pour la pause déjeuner, et une sombre silhouette, gigantesque et bicéphale s'avance vers moi.

"Eh ma poulette!" me lance gaiement Jill, ma meilleure amie, juchée sur les épaules de son géant de petit-ami, Charlie.

  Ce dernier me gratifie d'un sourire et baisse la tête pour que sa copine redescende à terre. Je suis frappée par sa petite taille lorsqu'elle regagne le sol, et sa carrure si frêle.

"Ça va? Tu t'en sors?"

Elle saisit ma toile, y jette un coup d'oeil et me la tend.
Son visage d'elfe se fige et ses sourcils se dressent sur son front.

_ Hm... J'ai du mal à saisir le truc...

_ C'est qu'une esquisse, je bafouille, gênée.

_ Ah non mais c'est très joli! Ton... Truc! m'assure-t-elle, tandis que sa peau d'une pâleur sépulcrale s'empourpre. Hein Charlie, que c'est beau!

Ledit Charlie fronce les sourcils et son visage aux traits grossiers amplifie son air de nounours. Il passe une main dans ses cheveux puis me fixe de ses grands yeux bruns.

_ Oui... On dirait euh... Un... Arbre?

_ C'en est un, je rétorque, placide.

_ Tu vois! se réjouit mon amie. C'est très réussi.

Et je pars d'un rire grotesque tant leur embarras me semble hilarant. Ayant hérité du même rire sonore que ma soeur, je suis rapidement suivie par mes compagnons.

   Jill lisse sa longue robe jaune surmontée d'un kimono marron puis s'attaque à son carré plongeant. Les bottes de cow-boy qu'elle a associées à sa tenue jurent avec l'ensemble, mais je me garde bien de lui dire et les suis dans les couloirs jusqu'à une table libre.

   Le couple est particulièrement embarrassant. Jill, perchée sur les genoux de son amoureux, dont la carrure colossale frise le ridicule par rapport à la sienne, lui murmure des mots doux au creux de l'oreille. La grande veste de l'équipe de football de son copain juchée sur ses épaules étroites, elle la rabat contre sa poitrine tandis qu'il lui enserre la taille.

  Arg! Ils pourraient se trouver une chambre, non? Déjà que mon éternel célibat devient pesant, mais si en plus je dois être la seule à devoir me coltiner leurs démonstrations publiques d'affection, je risque de m'arracher les cheveux un à un!

   Leurs mamours et surnoms adorables se succèdent et je pense sincèrement à me fracasser la tête contre la table lorsque nos autres amis me délivrent, s'asseyant à mes côtés, et faisant rempart à l'amour débordant que Jill et Charlie éprouvent l'un pour l'autre.

  Scott, Nate, Rebecca et Dan se postent autour de nous en une nuée désordonnée de bras, de jambes et de bourrades pour gagner un centimètre de plus d'espace. Ils finissent par prendre place, non sans cris et expressions vulgaires de leur mécontentement.

_ Non mais sérieux Dan, tu prends toute la place! affirme Becky de sa voix mélodieuse.

_ Tu peux parler, chérie, avec tes grosses fesses... rétorque ironiquement Scott.

Rebecca, dont les formes plantureuses sont l'objet des désirs de plus d'un, le gratifie d'un doigt d'honneur joliment manucuré.

_ Je plaisante, princesse! se défend l'intéressé en levant les mains en signes de reddition.

Elle lui lance un sourire satisfait, étirant avec sensualité ses lèvres pleines.

_ Bon, alors les enfants, quoi de neuf? nous interpelle Dan en m'enlaçant d'un de ses bras robustes- il fait de la muscu depuis maintenant quelques années. 

Je me dégage, perplexe. Il éclate d'un rire bruyant.

_ J'ai cru que j'allais assassiner nos deux jolis cœurs ici présents! j'annonce en les montrant du doigt.
Les amoureux nous ignorent promptement, tandis qu'ils s'embrassent avec fougue.

_ Je vois le genre... murmure Becky.

_ Je me suis pris le râteau du siècle par Amber Flint! explique un Scott désemparé.

_ Je crois que c'est à cause de tes trop nombreuses séances à la salle de gym! Et de tes abdos en béton armé! le tacle gentiment Rebecca, entortillant une mèche de cheveux chocolat autour de son index.

Il lui lance un regard noir. Scott est pour ainsi dire rachitique. Sa corpulence est telle que lorsqu'on l'étreint, on croirait câliner un squelette. Un vrai roseau!

_ À charge de revanche! se délecte Becky.

Nos échanges vifs se poursuivent une bonne heure tandis que nous dévorons nos déjeuners gentiment concoctés par nos gouvernantes.

   Nate reste en retrait, occupé à fumer dans son coin, l'air morne. Autrefois il était plein de vie, mais son regard s'est éteint depuis la mort de sa mère, deux ans auparavant. Nous tentons tous de lui faire reprendre goût à la vie, mais il sombre peu à peu dans la dépendance à toute substance nocive, et s'enlise un peu plus chaque jour dans son rôle de bad boy aux innombrables conquêtes. Il est vrai que celui qu'il était me manque, mais je comprends sa décision de se couper du monde pour se protéger de la souffrance.

  _ Heather, j'ai besoin d'aide en physique, tu pourrais me donner un coup de main? me murmure Dan à l'oreille, tandis que des conversations toutes plus démentes les unes que les autres s'enchainent.

Il pose une main sur mon épaule.

_ Aucun souci. Demain au café?

_ Parfait.

  Chaque soir après les cours nous nous rendons chez Bianca. Il s'agit du café le plus branché du quartier. J'y retrouve Em à six heures, après ses cours de Science Politique- elle étudie à Columbia- pour un récapitulatif de nos journées respectives.

Le caramel macchiatoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant