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   Je creuse un petit sillon avec ma fourchette. Erige un dôme de purée. Dispose un monticule de petits pois.
Et abat mon château-fort d'un violent coup de couteau.

Pourquoi moi ? Non mais sincèrement : pourquoi moi ?

   Sur les trois milliards d'hommes sur Terre pourquoi a-t-il fallu que le seul qui m'intéresse un tant soit peu- et pour qui je n'étais pas que la copie ratée d'Emily- soit déjà en couple avec elle ? On se croirait dans une mauvaise sitcom pour ado. Et, bien évidemment, c'est moi la pauvre cruche qui se retrouve comme une conne.

_ Alors comme ça vous êtes photographe ?

Papa mastique son rôti d'un air hagard. Je connais ce regard de père surprotecteur. L'interrogatoire est lancé.

_ Oui, je suis en troisième année à l'École du Centre International de Photographie.

_ Intéressant, lance Papa avec un hochement de tête appuyé.

Il pioche dans son assiette sans quitter Peter des yeux. Peter, le petit-ami de ma sœur.

_ Et comment ont réagi vos parents lorsqu'ils ont appris que leur fils se lançait dans une carrière artistique ?

Bien qu'attaqué par mon paternel, Peter ne se laisse pas démonté. Il garde cet air nonchalant mi assuré mi joueur qu'il arbore continuellement. Odieusement craquant.

Heather, reprends-toi ! Tu n'as plus le droit de penser à lui comme ça maintenant. De toute façon il n'était pas si différent des autres : il a choisi Emily.

Cette dernière semble nager dans le bonheur, un sourire béat flottant sur ses lèvres roses. Je ne l'ai jamais vue dans cet état transi d'amour. Et de niaiserie.

_ Ma mère m'a tout de suite soutenu. Elle a toujours été très compréhensive au sujet de mon avenir. Pour elle le plus important était que je sois heureux. Toute sa vie elle a vu mon père se languir de ne pas avoir écouté son cœur, et de faire un travail qui ne lui plait pas.

_ Et votre père alors ?

La conversation ne se déroule qu'entre eux deux. Les femmes restent en retrait, à observer leur joute oratoire qui s'éternise.

_ Pour lui... C'est plus compliqué. Il ne soutient vraiment pas mon plan de carrière. Il pense que l'art n'est qu'une perte de temps. Et il est complètement opposé à ce que je suive cette voie.

Papa hoche la tête. Peter s'autorise un regard dans ma direction. Et je baisse délibérément les yeux, en grande conversation avec mes petits pois.

_ Il... Il a refusé de financer mes études. Alors j'ai dû prendre des petits boulots pendant la première année. C'était l'enfer. Je devais bosser au moins huit heures par jour en plus de mes cours à la fac. Mais je ne regrette rien. En plus j'ai pu avoir une bouse de mérite qui couvre tous mes frais de scolarité. Alors c'est un mal pour un bien.

J'essaie de jauger mon père du regard, mais il m'est impossible de déchiffrer son expression. Il étudie Peter, les yeux plissés, les mains croisées devant son assiette vide.

_ Vous reprendrez bien un peu de vin ? propose Papa en saisissant la bouteille.

_ Non, merci. Je ne suis pas un grand buveur.

Le caramel macchiatoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant