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"Hm... Je dirais... Mannequin pieds!"
"Goûteur! Genre celui qui teste les plats avant le président pour être sûr qu'ils soient pas contaminés!"
"Carreleur!"
"Acrobate roumain!"
"Routier!"
"Médecin légiste!"
"Poissonnier!"
"Jockey!"
"Esthéticien sourcils!"
"Non! Plutôt croque-mort!"
"T'as toujours eu des idées bizarres..."

Nous éclatons de rire.
La prof de sport ayant gentiment décidé de nous gracier d'un énième marathon-transpiration, comme nous prenons plaisir à appeler les cours de gym, nous voici, Becky et moi-même, seules survivantes de notre bande, assises sur la pelouse, à observer les gens au loin. C'est un jeu qu'on pratique toujours lorsqu'on ne sait pas à quoi occuper notre temps. Il nous suffit de fixer un inconnu au loin et d'imaginer ses prochains projets de carrière, ou ce qu'il fera dans une heure. À quoi il pense. Contre toute attente, les métiers saugrenus s'enchainent à chaque fois jusqu'a ce qu'on arrive à podologue pour éléphant ou testeur de déodorant.

_Tu ne crois pas que la vie serait plus simple si on ne jugeait pas toujours tout sur les apparences? soupire-t-elle, les yeux plissés et la main en visière pour se protéger du soleil.

Son air désabusé me heurte de plein fouet.
Contrairement à d'ordinaire, où elle est toujours apprêtée pour assister à la remise des Oscars, elle ne porte qu'un vieux jean et un sweat gris. Pire: des baskets.
Je m'étonne moi-même de ne pas m'être rendue compte de sa transformation physique.
Quelle amie de merde!

_ Qu'est-ce-que tu veux dire? je lui demande, marchant sur des œufs.

J'applique des teintes d'ocre à ma représentation mentale de mon amie.
Sa crinière brune. Indomptable. Aux boucles éclatantes qui s'entortillent autour de son visage. Ses pommettes saillantes. Ses lèvres charnues ourlées d'un rose pâle. Ses grands yeux noirs. Son nez fort. Imposant. Qui lui donne tant de caractère. Qui rend son visage si unique.  Sa peau hâlée. Aussi lumineuse qu'un coquillage sur le sable. Ses longues jambes. Son opulente poitrine que toutes lui jalousent. Sa taille marquée et ses hanches pleines, si sexy.
Elle est diablement belle.

_ Jérémy a dit à tout le monde qu'on avait couché ensemble... déclare-t-elle platement, de cette voix monocorde aux antipodes de son timbre habituel.

_ Et?

Je me surprends à me demander si c'est le cas.

_ C'est complètement faux. Je lui ai foutu un râteau et maintenant il raconte à tout le monde que je suis une pute. Et qu'on l'a fait dans les vestiaires pendant le cours de gym.

_ Je suis désolée.

Je ne sais pas quoi dire d'autre. C'est bien le genre de choses qui ne m'arriveraient jamais.

_ Maintenant je reçois des messages, je suis harcelée par des filles qui croient que leur mec les a trompées avec moi. Et j'entends toujours des commentaires dès que je mets un truc trop moulant. Pourtant je suis toujours célibataire. Et vierge.

C'est alors qu'elle éclate en sanglots.
Je la prends dans mes bras et lui caresse le dos en lui murmurant des mots doux.

_ Pourquoi les choses sont aussi compliquées, H? J'ai jamais rien demandé! Il a juste fallu que j'aie ce corps-là et cette tête-là, et tout le monde me prend pour une salope, s'époumone-t-elle en sanglotant, le corps secoué de soubresauts. Ce serait tellement plus simple de n'avoir aucune forme. Comme toi par exemple.

Outch. Ça fait mal. Non contente d'être plate comme une limande, il faut en plus que je l'entende de ses propres lèvres?

_ On est tous différents, Becky. La seule chose que je sais c'est que tu es une fille formidable. Et droite. Les gens s'en prennent à toi parce que tu es belle. Et parce que tu leur fais peur. Ne leur montre pas que leurs mots t'atteignent, ils auraient gagné. Reste fière, tu m'entends? Et bombe le torse, même si là je risque d'être encore plus jalouse de ton quatre-vingt quinze D! Les filles agissent comme ça parce qu'elles sont jalouses. Ne les laisse pas t'atteindre, et bientôt ça ira mieux, ne t'en fais pas pour ça.

Ses yeux sombres scrutent les miens, embués de larmes.

_ Tu le le promets, H?

Je lui tends mon petit doigt. Elle m'imite. Ils s'unissent et nous passons serment.

_ C'est promis.

L'heure se poursuit dans un silence paisible. J'observe le parc du lycée, les gigantesques arbres et leurs branches arachnéennes qui s'entortillent paisiblement. La chlorophylle embaume l'air. Je me surprends à détailler chaque ombre, chaque rayon du soleil. Chaque vol d'oiseau.

C'est ainsi que, munie de mon fusain et d'un vieux bloc note rabougri dont les bords sont inondés d'eau- et jaunis par le temps- , j'esquisse mon paysage. J'immortalise avec soins les volutes d'écorces, les feuilles qui rayonnent sous l'éclat solaire, et le vent qui balaie mes cheveux sur mon visage. Les pelures de gommes s'accumulent sur mon croquis et je les souffle distraitement, happés par la vision de verdure qui se déploie sous mes yeux.

Becky, elle, nacre ses ongles d'un verni vermeille. Je souris en pensant qu'elle redevient elle-même.

_ ... Canon... Vient... Mardi... Avec moi?

Une voix lointaine aux accents aussi dissolus qu'hystériques m'interpelle. Je marmonne des propos incohérents, incapable de savoir sur quoi porte la discussion tant je suis happée par mon paysage.

_ Heather? Tu m'écoutes?

_ Oui! Oui! je balbutie, sortant de ma rêverie.

Il va sérieusement falloir que j'arrête avec mes transes bucoliques. On dirait que j'ai fumé un join!

_ Oui, donc, je te disais! Il y a un type qui va venir, de l'Université il parait. Zoé m'a dit qu'il était carrément craquant! T'en as entendu parlé? s'exclame une Rebecca revigorée.

Un mot danse dans mon esprit étourdi.
Deux syllabes. Cinq lettres.
Peter.

Je me surprends à griffonner son prénom dans un coin de ma page. Puis range mon calepin dans mon sac, mon crayon funambule toujours en équilibre entre mon pouce et mon index.

_ Vaguement... je murmure, perplexe.

_ Je sais pas encore ce qu'il va nous apprendre mais... Je veux m'inscrire à son cours! Les places sont limitées et comme j'ai entendu dire qu'il faisait de l'art... J'ai pensé à toi! Qu'est-ce-que t'en penses?

_ C'est très gentil, mais je sais pas encore si j'aurai le temps. À voir.

_ Si tu le dis, bougonne-t-elle, un tantinet vexée par mon manque d'enthousiasme.

Le caramel macchiatoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant