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Le serveur, guilleret, vient nous apporter notre commande. Son tablier est négligemment accroché à sa taille et la ficelle s'effiloche par en- dessous.
- Deux caramels macchiato? demande-t-il à la cantonade, les yeux
rivés sur Emily.
Elle lui lance un sourire ravageur et il dépose son plateau sur la table.
- T'es nouveau toi, non? demande ma soeur avec un sourire malicieux. Elle croise gracieusement les jambes, dévoilant ses cuisses au passage. Sa robe en laine cache à peine ses collants.
- Oui. J'ai commencé la semaine dernière, avoue-t-il en s'asseyant à
moitié sur le fauteuil d'Emily.
Son visage poupin est symétrique. Il a des pommettes hautes, l'oeil vif et une bouche charnue. Il a l'air jeune mais il est mignon.
- Vous venez souvent? s'enquiert-il sans quitter Emily des yeux.
J'ai envie de m'enfoncer sous terre.
- Oui. Et je crois qu'on va continuer.
Elle se mordille la lèvre et je manque de pousser un gros soupir consterné. Déjà que je suis transparente mais si en plus  Emily joue les aguicheuses, autant que je rentre à la maison.
- Moi c'est Tom, dit-il en posant ses yeux sombres sur Emily.
- Emily, rétorque cette dernière avec une moue séductrice.
Elle pousse ses longs cheveux brillants en arrière et, à en juger par l'air béat du serveur, il est hypnotisé. La blondeur de ma soeur a toujours eu cet effet-là.
_ Je prends ma pause dans une heure mais peut-être que vous serez encore là? suppose Tom en m'accordant son premier- mais très bref- regard.
- Peut-être bien, dit Emily en papillonnant des paupières.
Elle pose une main sur l'accoudoir, frôlant le genou du serveur au passage. Je suis sur le point de pousser le plus long soupir de l'histoire de l'humanité quand Tom se décide enfin à retourner travailler, rabroué par son supérieur. Quand il se lève, il décoche un regard scrutateur à ma soeur qui lui rend la pareille. Je rêve!
- C'était quoi, ça! bougonné-je quand sa silhouette trapue se perd
derrière le bar.
- Quoi donc? minaude-t-elle en posant les yeux sur moi.
Ses cils forment une toile d'araignée autour de ses iris. C'est troublant.
- Ton numéro de charme au serveur! Depuis quand tu joues les
allumeuses?
Elle avale une gorgée et je vois bien qu'elle se brûle le palais.
- J'ai rien fait, H. Je suis juste polie.
Je roule des yeux, mécontente.
- Sa langue pendait limite par terre! A quoi tu joues, sérieux?
_ Mais à rien!
Emily se renfrogne, croisant les bras sur sa poitrine.
- Qu'est-ce que t'as en ce moment, H? Arrête de jouer les mégères, je
fais ce que je veux!
- Et Peter, alors?
Elle devient rouge comme une pivoine.
- Quoi, Peter? Commence pas avec ça! Il est hors de question que tu
insinues un truc pareil!
- J'insinue rien, rétorqué-je en m'enfonçant dans mon fauteuil.
Je suis si remontée que ma tête se met à tourner.
- Bien sûr que si! Et ça va pas le faire! C'est pas parce que je suis
sympa avec un mec que je le drague, Heather. Je sais que pour toi le principe même de sociabilité est assez flou mais on peut être poli avec quelqu'un sans vouloir le baiser!
J'avale une longue gorgée de café. Elle me brûle la langue mais je suis trop furieuse pour m'en préoccuper.
- Très bien. On a qu'à rester jusqu'à la pause de Tom pour voir s'il va
t'aborder, alors, asséné-je en plantant mes yeux froids dans les siens.
- Parfait, répond-elle sans détacher ses pupilles noires des miennes. Pendant cinq bonnes minutes nous nous ignorons. Emily farfouille sur son téléphone et je sirote mon café en regardant au loin. Je bois de longues rasades caramélisées, les yeux rivés sur Emily. C'est triste à dire mais depuis cette histoire avec Peter notre relation a changé, comme si inconsciemment elle se doutait de ma trahison. Elle n'est plus aussi protectrice avec moi, elle est parfois même cassante, et moi je ne fais que m'éloigner. Parfois je me surprends à lui trouver des défauts: son incisive droite est plus avancée que celle de gauche, ses cheveux sont abîmés au niveau des pointes, elle a trop forcé sur le blush.
- Bon. On va rester fâchées encore longtemps? demande-t-elle platement en posant les yeux sur moi.
Ils sont trop bleus, c'en est presque dérangeant.
- Je sais pas.
D'habitude, quand elle fait le premier pas, je m'empresse de la suivre, trop heureuse d'écourter notre brouille. Pas aujourd'hui. Elle m'a mise en rogne et je n'ai pas envie de lui parler, c'est aussi simple que ça.
- Je m'étais jamais rendu compte que t'étais aussi superficielle, lâché-
je malgré moi.
Ses sourcils se froncent et ses lèvres s'incurvent en une grimace peinée. Je vois bien que je l'ai blessée mais il est hors de question que je retire ces paroles. Le pire dans tout ça, c'est que je les pense.
- Je crois que je vais y aller, bredouille-t-elle, anéantie tout à coup.
J'ai à peine le temps de ravaler ma fierté et de la supplier de me pardonner qu'elle est déjà dehors.

Le caramel macchiatoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant