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   Lorsque je passe la porte de l'atelier, c'est la voix de Mrs. Elliott qui m'accueille. Je sursaute sous le coup de la surprise, manquant d'entrainer avec moi pinceaux esseulés et tubes de colles suintants, tristement abandonnés sur les tables.

_ Heather ! Mais qu'est-ce-que tu fais encore là ma petite fille ? s'enquiert-elle de sa voix fluette.

   Je fais volte-face, et adresse un sourire à mon professeur. Juchée sur son bureau, un carnet de croquis à la main et des lunettes en demi-lune sur le nez, elle me domine complètement. Je toise cette petite femme excentrique, assise nonchalamment en tailleur sur une table bancale.

_ Oh ! Je fais que passer ! je rétorque, balayant ma réplique d'un bref signe de la main pour marquer son caractère dérisoire.

  Elle s'élance et atterrit sur le sol, pieds joints, avec une aisance délicieuse. Les pans de sa robe se soulèvent et elle semble flotter dans les airs, comme une voltigeuse. Puis elle me rejoint en deux enjambées.

_ Il n'y a que toi pour encore penser à l'atelier une fois la sonnerie retentie. Et encore plus quand elle marque le début des vacances ! plaisante-t-elle.

  Ses lèvres s'incurvent en un sourire attendri. Dès l'instant où elle en étire la commissure, ses traits tirés se ragaillardissent et on pourrait jurer qu'elle est pleinement heureuse.

  Je griffonne mentalement le contour de son visage las. Les rides qui sillonnent son front, creusent ses joues et encadrent sa bouche, signe que quelque chose la tracasse. Son regard morne, éteint dès lors que sa salle de classe se vide. Sa posture chancelante et son dos voûté. Rien qu'à voir son air triste je voudrais m'asseoir à ses côtés et la laisser déblatérer pendant des heures jusqu'à lui redonner le sourire. Il n'y que lorsqu'elle parle d'art qu'une étincelle s'anime dans ses yeux sombres.

_ Pour tout vous dire je viens en coup de vent. Je dois juste récupérer une toile et après je redeviens une ado normale. Même moi je ne peux pas rester ici pendant les vacances ! je m'insurge faussement. Et c'est pas sans avoir essayé.

Elle rit de ma blague, plus par politesse que par réel amusement. Je ne l'aime que plus encore.

_ Laquelle tu vas prendre ? me demande-t-elle, sincèrement intéressée.

   Si quelqu'un d'autre que moi doit être obnubilé par mes tableaux c'est bien elle. Ou alors Peter. Mais je me refuse de penser à lui dans un moment pareil, alors que je suis sur le point de rejoindre Em. Et qu'elle m'a presque sermonnée après le slow langoureux que nous avons partagé. Ce n'était pourtant pas mon idée. J'ai craint un instant que mon attirance pour son petit-ami ait sauté au visage de ma soeur mais elle est restée de marbre. C'est presque si elle ne m'a pas adressé un mot lorsqu'elle m'a raccompagnée à la maison.

Je pars m'isoler dans la réserve, et reviens, une toile géante entre les bras. Un unique trait vert la sillonne. Tellement solitaire qu'on croirait le tout début d'un Pollock, avant que les couleurs n'explosent et s'entremêlent les unes aux autres.

_ Que pensez-vous de celle-ci ? je propose en brandissant l'objet de ma quête. Ça laisse libre court à la créativité, non ?
Elle fronce les sourcils, comme si elle tentait de s'imprégner des ondes se dégageant de ma peinture, et finit par hocher la tête d'un air entendu.

_ Celle-là sera parfaite. Et c'est la toile idéale pour recommencer à peintre.

Mes traits se crispent. Je lui lance un regard ahuri.

Le caramel macchiatoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant