Chapitre 1

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Novembre 1942.

Je regardais mes mains frêles, puis mes ongles noircis.
Jamais je n'avais été si négligée. Ma gorge était tellement sèche que j'avais envie de me l'arracher. J'avais faim et terriblement soif. Je manquais de sommeil, je sentais des picotements dans chaque muscle de mon corps. Je n'en pouvais plus de vivre ainsi.
Cela faisait maintenant six mois que ma vie était devenue un enfer, sans compter les mois précédant mon arrestation et celle de ma famille.

Avant d'arriver dans ce camp, à l'époque où je vivais encore chez moi, les choses avaient commencé à changer. L'arrivée de cet homme au pouvoir, le Führer comme ils l'appelaient, avait bouleversé nos vies.
Du jour au lendemain, parce que cet homme l'avait décidé, tout nous était devenu interdit. Il suffisait que nous portions l'étoile jaune pour être pointés du doigt. Le regard des gens avait changé, leur attitude envers nous n'était plus la même. Même des gens que nous avions toujours connus nous toisaient. À cause de quoi ? À cause de l'étoile qui était désormais notre seule identité aux yeux des autres.
Cela avait d'ailleurs commencé avec cela : le brassard qui montrait au monde que nous étions juifs.

S'ensuivirent ensuite l'interdiction de la plupart des bars, des commerces, jusqu'aux trottoirs. Même ça, nous n'y avions plus droit. Comme si nous avions la peste ou je ne sais quelle autre maladie contagieuse.
Être juif était devenu un handicap, limite une honte.
Hélas, nous n'avions pas eu le choix, il avait donc fallu vite s'y accommoder.
Pourquoi devions-nous subir cela ? Et surtout, pourquoi tout le monde laissait faire ? Je n'arrivais pas à comprendre.

Tout cela me paraissait bien loin maintenant. Ma famille n'était plus qu'un souvenir. Je me souvenais comme je me plaignais à l'époque de ne pas pouvoir aller voir tel film ou manger dans tel restaurant. Comme j'étais ignorante...
À cette époque, j'avais tout. J'avais encore ma famille.
Aujourd'hui, je n'avais plus rien. Ma mère fut abattue devant mes yeux. J'avais aussi perdu mon père.
Il ne restait plus que moi, enfin presque...
J'avais l'espoir que mon frère Ezra soit toujours en vie. Le jour où nous avons été arrêtés, mes parents et moi, Ezra était parti avec sa fiancée se baigner à la rivière.
Dieu avait voulu qu'il ne soit pas encore rentré quand les SS ont débarqué chez nous.
Je n'avais aucune nouvelle depuis, je ne savais pas s'ils avaient été arrêtés ou s'ils avaient survécu.
Je priais chaque jour pour que ce cauchemar se termine et que je puisse peut-être le retrouver. Mais il semblait, hélas, que Dieu n'écoutait plus vraiment personne ces derniers temps.

Un camp de travail, voilà donc où j'étais depuis six mois. J'avais été arrachée à la ville où j'étais née comme une hors-la-loi, arrachée à la maison où j'avais grandi.
Varsovie était la ville où j'habitais.
J'avais une vie aisée et je ne manquais de rien.
Mon père Jacob était docteur, le docteur Levy. Maman, elle, avait une petite boutique de retouches-couture.
Nous vivions dans une jolie maison avec une grande cour pleine de pommiers et d'arbustes. Ah, la compote de maman, qu'est-ce que je donnerais pour en avoir juste une cuillerée...
Nous étions tellement heureux, jusqu'à ce jour où nous avons commencé à entendre parler de guerre à la radio.
Les commérages disaient que les juifs seraient bientôt envoyés dans des camps de travail forcé.
Au début, nous ne nous doutions pas une seconde de ce qui allait arriver.
Et en un rien de temps, tout a basculé.
Je regardais toujours mes mains, plongée dans mes pensées. Je me rappelais sans cesse que je n'avais plus de famille. Je ressassais toujours les mêmes choses, chaque soir après le travail. Je me demandais continuellement : pourquoi ? Pourquoi étais-je ici, dans cet état lamentable, le cœur complètement brisé, le moral au plus bas... et désespérément seule.

Il faisait plus froid aujourd'hui que ces derniers jours. Tout était blanc, la neige tombait à gros flocons. Je ne sentais plus mes oreilles ni mes pieds. Malgré le temps, nous ne cessions de travailler.

— Aria ?

— Oui ?

Sarah était une fille que j'avais rencontrée ici. Elle avait le même âge que moi, elle était ici avec sa sœur de dix-huit ans, Nina. Elles aussi avaient perdu leurs parents. Nous étions toutes les trois à l'atelier de tissage et de couture depuis un mois.
Nous fabriquions des équipements militaires, des uniformes de prisonniers, de soldats et bien d'autres choses.
Avant cela, le travail dont j'étais chargée était bien plus rude : creuser des tranchées, décharger d'innombrables wagons remplis de sacs de ciment, et j'en passe. C'était l'horreur, surtout par ce froid glacial.

Grâce au ciel, ils cherchaient une couturière, c'était l'occasion rêvée.
Comme c'était le métier de ma mère, j'avais appris les ficelles du métier. C'est là que j'ai rencontré Sarah et Nina. Nous travaillions un peu plus de douze heures par jour.
Des fois plus, et parfois toute la journée et toute la nuit. Ce n'était pas le travail le plus agréable, certes, mais pas le plus désagréable non plus.

— On doit y aller, la surveillante vient de passer.

— C'est reparti pour une journée magnifique ! dis-je avec ironie.

Nous marchâmes jusqu'à l'atelier sans dire un mot. Je sentais le blizzard s'infiltrer sous mes vêtements. Un frisson glacial s'empara de tout mon être.
Nous étions quarante-trois filles à travailler à l'atelier. Je vis dehors les autres femmes faire ce que je faisais avant, et j'avais de la compassion pour elles.
Arrivées à l'atelier, nous nous mîmes tout de suite au travail.
À force de coudre, mes doigts avaient reçu d'innombrables coups d'aiguille, me causant de vives douleurs lancinantes.
Mon aspect physique était des plus désastreux.
Mes boucles brunes avaient laissé place à des cheveux rêches et secs comme de la paille.
Mes formes généreuses s'étaient dissoutes à cause de la malnutrition.
Le teint complètement blafard, des cernes sous les yeux.
Je n'avais plus rien à voir avec la fille que j'étais autrefois.
Moi qui étais une fille très coquette et toujours apprêtée.
J'étais folle des robes, des chaussures, des jolis nœuds dans mes cheveux ; mon rêve avait toujours été d'être styliste de mode.
J'avais d'ailleurs réalisé plusieurs robes avec l'aide de ma mère. Je les portais pour aller en classe.
Elles avaient reçu beaucoup de compliments de mes amies.
C'est de ma mère que me venait mon goût pour la création de vêtements, elle me manquait tellement.

Cela faisait déjà cinq heures que nous travaillions. Nous n'avions même pas le droit à une pause, sauf pour aller aux toilettes.

— Daniel m'a embrassée hier ! me dit Sarah, tout excitée.

— C'est vrai ? Alors, comment c'était ?

Daniel était un garçon que Sarah avait rencontré ici.
Cela faisait quatre mois qu'ils se connaissaient. Une fois par semaine, les hommes et les femmes pouvaient se voir.
Daniel était arrivé après elle.

— Merveilleux ! Il embrasse mieux que tous les petits amis que j'ai eus !

— Sarah, tu n'en as eu que deux...

— Oui, je sais, et bien il embrasse mieux que ces deux-là. Je sais que ce n'est pas l'endroit pour vivre une histoire d'amour. Mais il me rassure et je l'aime beaucoup.

— Silence ! hurla la surveillante.

Nous continuâmes notre travail sans dire un mot de plus.
Encore six heures à tenir...
Quand tout cela allait-il donc finir ?!
Souvent, je me disais : à quoi bon continuer...
Je n'avais qu'à désobéir et ils me fusilleraient sur place.
Je n'aurais plus à supporter cette vie de misère.
Mais quand je pensais à cela, c'était le visage d'Ezra qui m'apparaissait, mon petit frère.
Il y avait une infime chance qu'il ait survécu, étant malin et débrouillard comme il était. Je me plaisais à croire qu'il avait trouvé un moyen de leur échapper.
Je devais donc supporter tout cela et, surtout, je devais garder espoir que cette guerre finisse et qu'on nous libère enfin de ce fichu camp de travail.
Et je pourrais peut-être retrouver la seule famille qui me restait : mon petit frère.

Je suis tombée amoureuse de mon ennemi ...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant