Chapitre 44 : flashback

1.6K 106 4
                                    

Mai 1942

Le gazouillis des oiseaux me sortit doucement du sommeil. Je m'étirai longuement dans mon lit avant de me lever. Mon corps semblait encore engourdi, mais une douce sensation de quiétude m'enveloppait. En me passant de l'eau fraîche sur le visage dans la salle de bain, j'entendis un murmure à la radio. Comme souvent depuis des mois, la voix de plus en plus omniprésente d'Hitler résonnait dans toute la maison.

Je pris ma brosse et tentai de discipliner mes cheveux indomptables. À peine coiffée, je sentis une odeur alléchante me parvenir : celle des pommes et de la cannelle, promesse d'un dessert préparé avec amour par maman. La radio, toujours allumée, diffusait des discours qu'on écoutait à moitié. Les mots comme "race", "pureté", "ennemis intérieurs" devenaient si familiers qu'ils n'éveillaient presque plus d'émotions chez nous, hormis peut-être un sentiment diffus d'inquiétude.

Depuis que nous portions le brassard avec l'étoile jaune, tout avait changé. Si nous ne le portions pas, c'était la sanction immédiate : une amende, l'humiliation publique, voire la détention. Les endroits que nous pouvions fréquenter se faisaient de plus en plus rares. Les regards dans la rue, quant à eux, étaient devenus pesants. Certains nous observaient avec pitié, d'autres avec méfiance ou dédain. Des amis nous avaient raconté avoir été insultés, voire crachés dessus, mais cela semblait si loin de notre petite routine, ici, dans notre maison. Ezra, mon frère, disait souvent que cela finirait par se tasser. Mais je n'étais pas si sûre.

En bas, dans la cuisine, le four dégageait une douce chaleur, où une tarte aux pommes finissait de cuire. Je regardai par la fenêtre et aperçus Ezra, déjà debout depuis l'aube, en train de tailler les arbres dans le jardin.

— Bonjour ma chérie, bien dormi ? demanda maman en s'affairant devant la cuisinière.

— Comme un bébé. Et toi ?

— Bien, bien. Veux-tu sortir les assiettes et les tasses ? Je vais servir le café et la tarte.

Je sortis la porcelaine du vaisselier et disposai les assiettes sur la petite table basse de la terrasse. La matinée était si belle, lumineuse, et pourtant, une étrange sensation flottait dans l'air, un sentiment que je ne pouvais pas nommer. Peut-être étais-je influencée par les rumeurs qui circulaient. Certaines disaient que la situation des Juifs allait empirer, mais jusqu'ici, nous n'avions pas voulu y croire.

— Tu dois avoir soif, non ? criai-je à Ezra en le voyant descendre de l'échelle.

Il s'essuya le front avec le revers de sa main et me lança un sourire espiègle.

— Ma chère grande sœur pourrait-elle me ramener un peu de jus ? fit-il d'un ton taquin.

Je soupirai, mais allai chercher un verre et une carafe de jus d'orange dans la cuisine.

— Où est encore passé ton père ? demanda ma mère, les sourcils froncés.

— C'est ton mari, pas le mien, répondis-je d'un ton légèrement ironique.

— Aria... attention à la façon dont tu parles.

Je ne répondis pas et partis dans le jardin. Papa devait bien être quelque part, sûrement en train de préparer une de ses blagues. Il aimait nous surprendre. Je me dirigeai vers le ruisseau derrière la maison, là où il aimait souvent méditer. Mais il n'y était pas. Je revins vers la terrasse, l'esprit en alerte.

— Alors ? Tu l'as trouvé ? demanda Ezra en prenant une gorgée de jus d'orange.

— Non, il est nulle part.

— Tu vois, c'est encore une de ses farces ! Il va surgir quand on s'y attendra le moins.

Mais cette fois, quelque chose n'allait pas. Papa était peut-être enjoué, mais il ne disparaissait jamais ainsi. Depuis le début de la guerre, il semblait préoccupé, souvent plongé dans des pensées sombres. Je l'avais vu passer des nuits entières à son bureau, murmurant pour lui-même, les yeux rougis de fatigue.

L'après-midi passa sans signe de lui. Maman et moi étions allées à la boutique, puis au cabinet médical, espérant le trouver là-bas. Rien. L'inquiétude de maman grandissait visiblement, même si elle tentait de se rassurer.

— Peut-être qu'il avait besoin de s'isoler, dis-je doucement. Avec tout ce qui se passe, ça ne m'étonnerait pas.

— S'isoler ? Pour réfléchir à quoi, Aria ? Ton père n'est pas du genre à disparaître sans prévenir. Il y a quelque chose qui ne va pas.

De retour à la maison, en fin de journée, une lourdeur s'était installée. Le silence pesait. J'essayais de me convaincre que papa allait réapparaître avec une blague, comme à son habitude, mais cette fois, une ombre bien plus inquiétante planait sur nous.

C'est alors que trois coups secs retentirent à la porte. Je sursautai, le cœur battant à tout rompre.

— Aria, va ouvrir ! cria maman depuis la cuisine.

Quand j'ouvris, cinq hommes en uniforme me firent face, les yeux froids, impassibles. Ils étaient armés, accompagnés de chiens dont les grognements me firent reculer instinctivement.

— Maison Lévy ? demanda l'un des soldats d'une voix sèche.

— Oui... balbutiai-je.

— Votre père a été arrêté. Vous devez nous suivre immédiatement. Préparez vos affaires.

Le sol se déroba sous mes pieds. Je me sentais incapable de bouger, mes jambes flageolantes. Maman accourut, sa mine blême.

— Mais pourquoi ? Qu'a-t-il fait ? demanda-t-elle d'une voix tremblante.

— Ne discutez pas. Prenez le strict nécessaire, et rapidement.

Maman me lança un regard que je n'oublierai jamais. Un mélange de terreur et d'impuissance absolue. Elle hocha la tête faiblement, puis murmura :

— Laisse-moi au moins éteindre le gaz.

Je gravis les escaliers à contrecœur, mes jambes tremblantes, rassemblant quelques affaires dans une petite valise. Chaque objet que je prenais me semblait dérisoire face à ce qui nous attendait. La maison, autrefois si rassurante, me paraissait soudain étrangère, comme si elle nous rejetait elle aussi.

Le silence pesant était seulement rompu par les bruits des bottes des soldats qui fouillaient la maison, cherchant des signes de mon frère. Ezra. Où était-il ? Avait-il échappé à cette arrestation ou était-il déjà capturé, lui aussi, ailleurs ?

Quand je redescendis, ma mère était là, immobile, les yeux fixés sur un point invisible. La réalité de ce qui nous arrivait s'abattait sur nous. L'irréversible était en marche.

Je suis tombée amoureuse de mon ennemi ...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant