Chapitre 35

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Une averse s'abattait sur nous quand nous sortîmes du bistrot. De retour au camp, je remarquai que ma mère pâlissait en observant autour d'elle. Les Juifs travaillaient malgré la pluie battante.

— N'ont-ils pas droit à du repos, par ce temps ? demanda-t-elle.

— Non.

— Même les femmes ? Ces pauvres gens sont tellement maigres...

Je garai la voiture sans prêter attention à ses remarques, mais elle ne lâchait pas l'affaire.

— Hantz ? Que se passe-t-il ici ?

J'éteignis le moteur, évitant son regard.

— Rien de plus que ce que tu sais déjà, maman.

— Ils ne sont pas bien traités ! Je croyais qu'ils travaillaient comme n'importe quel ouvrier. Ils ressemblent à des esclaves, Hantz !

Au même moment, un coup de fusil retentit, faisant sursauter ma mère. Des cris s'élevèrent non loin de là. Je la vis détourner la tête pour observer la scène. Un soldat venait de tirer sur une femme juive dont le corps gisait dans la boue. Une autre, plus jeune, s'était agenouillée à ses côtés, hurlant "Maman ! Maman !". Le soldat l'attrapa brutalement par le bras, la forçant à se relever pour retourner au travail.

— C'est horrible ! Pourquoi a-t-il tué cette femme ? demanda-t-elle, choquée, en me regardant comme si elle espérait une réponse raisonnable à cet acte insensé.

Malheureusement, il n'y en avait pas. Pas une qui puisse justifier ce que nous venions de voir.

— Ne t'en fais pas, maman... C'est...

Les mots me manquaient.

— Moi aussi j'ai tué des gens, maman.

— Tu as tué des soldats, tes ennemis, au front. C'est totalement différent. Mais là... je ne comprends pas. Personne n'est au courant de ça à Berlin !

— Très peu de gens le sont, en effet.

— Qu'est-ce qui se passe vraiment ici, Hantz ?

— Moins tu en sauras, mieux ce sera.

Je sortis de la voiture et lui ouvris la porte.

— Maman, ne parle plus de ça. Surtout pas devant les généraux.

— Comme si mon opinion pouvait changer quoi que ce soit...

Nous entrâmes dans le hall. Ingrid accourut pour nous accueillir avec un sourire radieux.

— Madame Van-Rosen ! Avez-vous fait bon voyage ?

— Très bien, merci.

Elles s'embrassèrent chaleureusement.

— Je suis contente de vous voir. Venez, vous devez avoir faim.

— Oui, en effet, répondit ma mère en esquissant un sourire forcé.

Je savais qu'elle était encore troublée par ce qu'elle avait vu dehors. Si seulement elle savait tout...

Tout le monde l'accueillit avec chaleur : les généraux, les lieutenants, tous accompagnés de leurs épouses. Le père et la mère d'Ingrid étaient là aussi. Après les salutations habituelles, nous nous installâmes à table.

— Alors, madame Van-Rosen, comment va Berlin ? demanda un général.

— Je n'y suis plus, répondit-elle. Nous avons déménagé à la campagne, avec ma fille et sa famille.

— Avec ces foutues alertes, vous y êtes certainement plus tranquilles. Mais cela devrait bientôt cesser, nous l'espérons tous, rétorqua-t-il.

— Nous l'espérons bien.

— Et les enfants ? ajouta Ingrid.

— Ils vont bien. Le dernier ne devrait pas tarder à arriver.

— Il me tarde d'en avoir un à mon tour ! N'est-ce pas, Hantz ?

Sa question me prit de court. Je sentis ma mère me jeter un coup d'œil. Elle vit immédiatement que j'étais mal à l'aise.

— Vous avez le temps, ma petite, répondit-elle. Croyez-moi, élever des enfants n'est pas de tout repos.

— Tu dis ça parce que j'étais un enfant terrible ! plaisantai-je pour détendre l'atmosphère.

— Un vrai chenapan, avec Amaury, vous faisiez les quatre cents coups, répondit-elle en riant.

Toute la table éclata de rire, mais je m'arrêtai soudain en apercevant Aria qui entrait pour servir le vin. Elle avait mauvaise mine, des cernes profonds marquaient son visage. Mon cœur se serra. La tête baissée, elle commença à servir les femmes, en commençant par Ingrid, qui ne lui accorda aucune attention lorsqu'elle remplit son verre.

— Dites-nous, madame Van-Rosen, quelle est la plus grosse bêtise qu'Hantz ait faite étant enfant ? demanda la mère d'Ingrid.

— Appelez-moi Marlène, je vous en prie.

À l'entente de son nom, Aria leva enfin les yeux. Je jetai un rapide coup d'œil à Ingrid, qui semblait captivée par le récit de ma mère, avant de reporter mon attention sur Aria. Pendant un bref instant, il n'y avait plus personne d'autre. Nos regards se croisèrent, comme toujours. J'aurais voulu lui dire tant de choses, lui demander pardon pour tout. Mes excuses silencieuses étaient dans mes yeux.

Elle paraissait épuisée, épuisée moralement.

— Mais vous l'avez bien élevé, malgré tout ! ajouta Ingrid, interrompant le moment.

Je lui répondis par un sourire forcé. Elle n'avait pas remarqué Aria, qui continuait à servir, verre après verre. Elle serait bientôt à ma hauteur. Toute la table reprit sa conversation sur les enfants et leurs bêtises, mais je restai silencieux, feignant de m'intéresser.

— Du vin, mon lieutenant ? murmura Aria.

Sa voix me fit frissonner. Elle était juste derrière moi, si proche que je pouvais sentir la douceur de son jupon effleurer mon mollet.

— Je veux bien, oui, répondis-je, la gorge sèche.

Ingrid, toujours occupée à bavarder, ne prêta pas attention. Quand le bras frêle d'Aria passa devant moi pour verser le vin, je murmurai à voix basse, si bas que seul elle pouvait entendre :

— Pardonne-moi.

Je sentis sa respiration s'accélérer. Elle continua à servir les autres sans un mot de plus. J'avalai mon verre de vin d'un trait, la regardant s'éloigner vers les cuisines. Je ne la revis plus de la soirée.

Je suis tombée amoureuse de mon ennemi ...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant