Chapitre 29

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Mars 1943

Était-il donc possible d'être plus malheureuse encore que je ne l'étais déjà ? Fallait-il que tous les malheurs du monde s'abattent sur moi ? Je n'arrivais plus à reprendre mon souffle tellement j'avais pleuré. Mon cœur était compressé par la douleur et la tristesse.
Le sort s'acharnait contre moi et je ne pouvais rien y faire. Tous les gens que j'aimais m'étaient arrachés par ces maudits Allemands. Amaury, le meilleur ami de Hantz... Comment pouvait-il être ami avec un être pareil ? C'était inacceptable. J'avais mis fin à tout ça.

Et j'avais envie de mettre fin à tout, à ma souffrance, à ce calvaire. J'étais folle de rage, complètement anéantie. Je laissai mon corps s'effondrer sur le lit, toujours le cœur en sanglots. Mon regard tomba sur le livre, Gatsby, que Hantz m'avait prêté. Je l'attrapai et le jetai au sol, furieuse.
Je ne voulais plus le voir, ni le livre, ni lui.

J'avais remarqué la tristesse dans ses yeux quand je lui avais dit que nous n'étions pas faits pour être ensemble. Mais je n'avais pas pu lui dire ce que je ressentais vraiment. Ce n'était plus la peine à présent. Les écailles étaient tombées de mes yeux. J'avais cru pouvoir vivre une histoire d'amour interdite comme dans les pièces de Shakespeare. Mais je devais me rendre à l'évidence. Nous n'étions pas au théâtre ici, nous étions en enfer, entourés de démons. Et comme ils étaient constamment en train de nous surveiller, je n'avais même pas pu vraiment vivre pleinement mon chagrin après ma rupture avec Hantz.

Non, j'avais dû terminer ma journée avec mon cœur prêt à exploser à tout moment. Alors ce soir, je profiterais de la nuit pour verser toutes les larmes qu'il me restait, pour ensuite ne plus en verser une seule. J'avais dit à Hantz que la prochaine fois que mon cœur se briserait, je n'y survivrais pas.
Je devais le renforcer et ne plus jamais me laisser abattre comme ça.

Ma journée avait été chargée, ce qui m'avait permis de tenir. J'avais été affectée à la blanchisserie après avoir quitté les appartements d'Amaury.
Je fus surprise de ne pas y voir Simone, elle qui y était chaque jour sans exception depuis son arrivée. Une autre la remplaçait.

— Tu as tout ça à repasser, m'avait-elle dit.

— Tu remplaces Simone ?

— C'est qui, Simone ?

— Celle qui était là avant toi.

— J'en sais rien, on m'a mise là il y a quelques jours. J'étais au centre de tri des valises.

Peut-être qu'ils l'avaient affectée ailleurs, pensais-je.
Après avoir repassé une montagne de linge, je retournai en cuisine pour préparer le dîner du soir. Je demandai à Michelle si elle avait vu Simone. Je ne la connaissais pas vraiment, mais ma curiosité m'occupait l'esprit, m'empêchait de craquer.

— Tu n'as pas su ?

— Quoi, Michelle ? Accouche !

Elle fit glisser son pouce le long de sa gorge.

— Mais pourquoi ?

— Je crois que c'est Wien.

— Amaury ! Il l'a tuée aussi ?

— Comment ça, « aussi » ?

— Nina... Il l'a tuée aussi. J'ai ramassé son...

Je n'avais pas pu finir ma phrase.

— Marc aussi... tu sais, le boche que Simone se tapait.

Je compris alors. L'escapade pour voir Nina et Anna... Il avait dû le savoir. C'était pour ça qu'il les avait tuées.

— Il est au courant !

— De quoi ?

— Que Marc m'a fait sortir... qu'il l'a fait pour faire plaisir à Simone.

— Et toi, alors ? Pourquoi tu n'es pas morte ?

— Peut-être qu'il trouve amusant de me voir encore plus triste que je ne l'étais déjà.

— Et Anna ?

— Je n'en sais rien.

— Je suis désolée, Aria.

Après avoir terminé ma journée, je n'avais pas revu Hantz ni Amaury, même pas au dîner.
Je pris une douche et allai directement dans ma chambre pour enfin me libérer de ma tristesse. Amaury ne m'avait pas tuée. Soit il voulait me voir souffrir, comme je l'avais dit à Michelle, soit il l'avait fait pour faire plaisir à Hantz. Quoi qu'il en soit, il avait tout gagné.

Je ne m'autorisais plus à être en sa compagnie. Je ne m'autorisais plus à l'embrasser, je ne m'autorisais plus à ressentir quoi que ce soit pour Hantz. Et c'était mieux ainsi, vu ce qui était arrivé à Marc. Que se passerait-il si quelqu'un apprenait ce qui s'était passé entre nous ?

Mais cette nuit, je m'autorisais juste une dernière fois à ressentir ce début d'amour, de passion qui naissait. Tous ces petits moments passés avec lui... c'étaient les seuls où j'avais tout oublié. Les seules fois où une vague de bien-être m'avait envahie. Après cette nuit, tous mes sentiments, qu'il s'agisse d'amour ou de peine, seraient enfermés dans un tiroir, fermés à double tour.
Il ne me resterait plus que la colère.

Je finis par m'endormir.

Le lendemain, comme d'habitude, je pris le chariot et montai à la cent-dix-huit. Je frappai une fois, et un « oui » se fit entendre immédiatement.
Je pénétrai dans la pièce, toute ma rage bouillonnant en moi, bien que complètement inutile. Je ne regardai même pas autour de moi et allai directement remplir le seau d'eau. Je commençai à nettoyer.

Des rires agaçants me parvenaient de la chambre d'Amaury. Il était sans doute avec une fille, comme presque tous les soirs. À croire qu'il ne faisait que ça : la fête, les bons repas, et autres festivités.

Et Hantz, était-il avec une fille aussi ? Je m'arrêtai net à cette pensée et me concentrai sur les taches de vin sur le tapis persan du salon. Après une quarantaine de minutes, la fille, habillée comme la veille, s'enfuit vers la sortie, son sac à main à l'épaule, sans dire un mot. J'avais presque fini de nettoyer.
Je priai pour qu'Amaury ne se lève pas avant que je parte. Ma prière fut exaucée.

En sortant, je recroisai la fille qui avait passé la nuit avec Amaury, accompagnée d'une autre. Elles se tenaient par l'épaule et riaient comme deux gamines.

— Alors, Charlotte ? Raconte-moi, vous l'avez fait ?

— Oui, répondit-elle, toute excitée.

— Il a enfin craqué. Faut dire que ça ne collait pas trop au début, ajouta-t-elle.

Puis elles s'éloignèrent, et je n'entendis pas la fin de leur conversation.
Je secouai la tête pour m'interdire de penser une seule seconde que c'était Hantz. Mais ma promesse, celle de ne plus rien ressentir pour lui, allait s'avérer difficile à tenir.

J'allais en cuisine quand une fille me dit qu'il fallait que je monte un petit déjeuner au deuxième étage.
Je redoutais que ce soit pour Hantz.

— Pour quelle chambre ? demandai-je.

— Hantz, me dit Michelle.

— Je t'en prie, vas-y à ma place.

— Je ne peux pas, Aria. J'ai des choses à faire.

— Demande à quelqu'un d'autre, je ne veux pas...

— Il veut que ce soit toi, Aria.

Impossible d'y échapper.

Je préparai alors le plateau pour Hantz. Après avoir tout disposé, je me dirigeai vers sa porte et frappai.

Je suis tombée amoureuse de mon ennemi ...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant