Étape 3 - Eluna

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          Un goût de terre à travers la brume, un froissement douloureux des bras, puis des jambes ; la sensation que le monde entier tanguait sur une mer déchaînée ; la fulgurance d'une douleur à la tête et la lumière, si forte. Puis le piaillement incessant d'un oiseau aux trilles difficiles, une odeur entêtante d'herbe et de bois mélangés - humides - avant de sombrer encore. Une voix ; jeune. Une seconde ; vieille. Un brouillard épais sur la conscience, qui empêchait toute réflexion - une question : où était-il ?


           La main douce d'Aela vint caresser le front encore brûlant de l'inconnu à la peau sombre. Le breuvage d'Indy pour l'apaiser semblait avoir des effets étranges sur sa constitution, mais l'homme aux bois de cerf avait lui-même affirmé n'avoir jamais traité un kérès par le passé. La jeune fille s'assit sur une souche d'arbre à côté de l'inconnu, confortablement allongé sur un matelas tissé de feuilles, dans la petite cabane rudimentaire faite par Indy, il y a bientôt trois jours de cela. Ils n'étaient pas censés séjourner ici plus d'une nuit.

           Il y avait environ sept jours, Aela avait ouvert les yeux, amnésique, dans le lieu de vie habituel d'Indy. Lui, c'était un homme portant une fourrure châtain sur la moitié du corps et des bois sur la tête, semblables à la ramure des cerfs. Il lui avait expliqué être de la race des protéens, les êtres mi-humains mi-animaux, plus précisément un « druide », appelés ainsi car leurs cornes étaient censées leur apporter la sagesse. Indy était certainement très sage et connaissait mieux la forêt que n'importe qui d'autre, mais il avouait volontiers ne rien savoir au-delà des frondaisons : les villes, les autres races, la magie, la technologie... un tas d'informations dont il ignorait presque tout.

- Chu-ut, doucement, tout va bien... Murmura Aela au jeune homme brun qui s'agitait encore.

           Avec délicatesse, elle épongea son front brûlant avant de remettre le tissu dans l'eau fraîche d'un bol en bois poli. L'arrivée de cet inconnu avait apporté en Aela sa kyrielle de questions - auxquelles Indy avait eu du mal à répondre. La seule chose qu'elle avait appris, c'était qu'il s'agissait d'un kérès, une autre race très présente dans ce monde, reconnaissable par leur physique sombre et leurs crocs bien souvent aussi développés que des fauves. Son protecteur n'en savait pas davantage, elle encore moins.

- J'ai tellement de questions...Soupira la jeune femme.

           Depuis son réveil, Indy lui avait expliqué qu'elle vivait avec lui depuis toute petite. Sa perte de mémoire était due au « Grand Mal », appelé ainsi car il n'existait pas de remède connu. Les symptômes étaient connus même des habitants des profondeurs, car ce fléaux touchait à l'aveugle n'importe qui : cauchemar, réveil brutal, perte de mémoire, l'impossibilité de dormir et une mort quasi assurée dans la majorité des cas. Aela avait encaissé le choc. Si son destin était de mourir, Indy lui avait néanmoins offert un espoir : Aline. D'après lui, c'était une puissance magique capable de tout guérir ; et si Aela avait d'abord été dubitative, elle s'était ravisée : cette entité était son unique chance.

           Dehors, le bruit d'une bête sauvage rôdant dans les environs, lui fit tourner un instant la tête. Dans un coin, sur le sol, Indy dormait sur une natte qu'il avait tissé, pendant qu'elle veillait leur malade. Non loin, l'immense épée dans son fourreau vert était posée, mystérieuse. Aela s'était s'occupée de la déplacer jusque là, car Indy refusait obstinément de la toucher, par conviction personnelle. Il affirmait que tous les druides étaient pacifistes.

           La jeune femme soupira, se remit sur ses pieds et prit la direction de l'entrée de leur habitation temporaire. Dehors, la nuit était déjà plus sombre, la lune principale décroissait, la seconde quand à elle, se tenait basse sur l'horizon, bientôt, elle ne serait plus visible. Se repérant au bruit, elle se rapprocha de la rivière non loin, dans l'idée de se rafraîchir un peu.

           Aela stoppa net à quelques pas du minuscule lac en contrebas. Une silhouette blanche fantomatique brillait de mille feux sur la surface lisse des eaux, se rapprochant du bord à petits pas menus, délicats. Elle hésita plusieurs secondes, avant de se pencher, tendre des doigts très fins et les agiter doucement au-dessus de la surface. Sous le regard éberlué de la jeune fille, l'onde se mit alors à se tordre, à briller doucement elle aussi, avant de se torsader en une colonne d'eau ondulée, qui vint naturellement jusqu'aux lèvres de l'apparition...

- Comment elle fait ça...?

           Le murmure d'Aela n'avait été qu'un souffle, que le vent avait tôt fait de faire disparaître dans ses filets, mais il suffit à faire redresser la tête de la blanche créature, à l'affût. Le pur et pâle regard bleu de l'apparition se plongea dans celui grisé de la jeune femme amnésique ; une silencieuse conversation se déroula entre elles. Longue ; envoutante, comme hypnotisées toutes deux. L'immaculée demoiselle, portant une cape sur une robe du même tissu ; avait un visage fin et allongé qui la rendait presque diaphane, tandis qu'une petite corne scintillante surplombait son front délicat, où des mèches bouclées venaient s'enrouler.

            Aucune des deux n'osait bouger, de peur. Ce fut la magnifique apparition opalescente qui finit par détacher une chaine de son cou, en gestes très lents, avant de se pencher très légèrement et le déposer sur l'herbe humide, de ses doigts arachnéens. La seconde d'après, elle bondissait hors de vue d'Aela, aussi gracieusement qu'une danseuse, disparaissant totalement de son regard, comme si elle n'avait jamais existé...


          Indy observait le minuscule flacon oblongue en sélénite, ciselé d'argent et incrusté d'azuline, une pierre bleue cristalline plus rare qu'une éclipse de double lunes. Il était attaché à une chaine torsadée en métal, véritable travail de tisseur lunaire, qui laissait entrevoir des inscriptions, visibles par endroit ; un travail splendide, impossible à accomplir sans un Maître Joaillier capable d'user de la magie. Et à haut niveau. Le regard sombre du druide se reporta sur Aela, qui semblait mal à l'aise depuis qu'elle lui avait tendu ce bijou et révélé sa provenance.

- Et tu es sûr qu'elle ne t'a rien dit ?

           C'était peut-être la dixième fois qu'il posait cette question, mais son étonnement initial avait mué en grande perplexité. Des protéens, il en existait des centaines, différents par leurs allures et leurs morphologies, qui peuplaient généralement les zones inhabités et civilisés. Mais de toutes ces races, les druides étaient les plus rares, entre autres à cause de leur mode de vie solitaire et lent. Et parmi la classe très fermée des druides, les légendes parlent des Eluna, des êtres porteurs d'une unique corne sur le front, dont le sang d'argent coulerait des deux lunes elles-mêmes : un breuvage sacré pour les uns, guérisseur pour les autres, voir miraculeux. Indy n'en avait jamais rencontré, même s'il les avait recherché dans sa prime jeunesse... Et la jeune Sans-Mémoire en aurait croisé une ? Par hasard ?

- Rien. Elle a juste laissé ce bijou.

           L'homme observa encore une fois le flacon, qui contenait à n'en pas douter, du liquide argenté... Du sang d'éluna. Mais pour qui ? Aela... ou leur invité ? Il tendit le bijou à la jeune fille, qui le récupéra avec précaution et un respect teinté de crainte. Il lui avait expliqué tout ce qu'il savait sur la possible identité de son apparition, ainsi que le possible contenu de cette fiole. C'était à présent à elle, de prendre une décision.

- Son contenu ne pourra, très probablement, ne sauver qu'une personne, Aela. C'est ton choix.

           Le regard clair de la jeune femme se plongea dans le sien. Il la connaissait depuis bien longtemps et sa perte de mémoire ne l'avait pas changée... Sa décision avait été prise à la seconde où il lui avait expliqué, de son regard déterminé et fier habituel. Avec cette fois, une pointe de crainte qu'il ne lui connaissait pas.

           D'un sourire, il l'encouragea dans son choix.

           Elle n'eut qu'un hochement de tête et ouvrit le flacon, tremblante.

L'Île de VerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant