Étape 18 : La Baie aux Nessoc'h

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           La grande nef propulsée habituellement par la délicate machinerie mêlant le petra à la magie continuait de voguer paresseusement le long de la côte sud de Valdoria. Ne pouvant compter que sur ses grands-voiles blanches pour toute propulsion, il avançait difficilement en cette nuit calme aux vents minces. Et plus les lunes descendaient vers l'horizon, plus l'immobilité s'accrut, distillant un sentiment de lourdeur renforcé par le silence absolu qui planait sur la Baie aux Nessoc'h.
          Non loin de la cabine principale, normalement réservée au Grand Prêtre Clodius, se tenait Makator, grommelant dans sa barbe sur les agissements de ce dernier. Face à ses hommes, il avait joué les braves quant à cette inconnue sans mémoire et sa présence sur ce navire, mais à présent qu'il attendait son complice, ses pensées sombres le tenaillaient.
           Pour un marchand d'esclaves tel que lui, vendre une gamine ne représentait pas un cas de conscience plus compliqué que s'il devait choisir entre deux vêtements pour s'habiller. Par contre, il se savait superstitieux et craintif des êtres dotés de pouvoirs de prescience. Or la prêtresse, adorable créature dont il ferait bien sa maîtresse, possédait ce don incroyable. Et elle avait affirmé que cette fille ne leur apporterait que des ennuis...
           Le Grand Prêtre Clodius sortit de sa cabine en tenue de nuit, doté d'une robe de chambre lourdement brodée, avec une traîne digne d'un roi et d'un tissu hors de prix — sans doute payé grâce à la dîme de Daeria. Avec une grimace de dégoût, Makator examina ce « saint homme » de plus près. Il remarqua en premier ses cheveux d'un blond filasse emmêlés et gras, plus habitués à être dissimulés sous la coiffe qu'exposés à la vue de tous. Puis ce fut ses bras et ses mains nerveux et plus grands que la normale, qui lui donnaient une allure un peu disproportionnée, habilement dissimulée également par un tailleur compétent. Enfin le sourire pervers qu'il afficha, sur son visage maigre coupé au couteau, aux petits yeux enfoncés dans leurs orbites et au nez crochu. À la lumière du jour, bien habillé et savamment maquillé, il passait pour « exquis », mais à la lueur des lunes, sans fards ni artifices, il affichait une allure qui reflétait parfaitement son âme corrompue.
– Pour quelle raison me viens-tu m'interrompre en pleine nuit, alors que je suis en galante compagnie ?
           Le ton sec et rauque du prêtre fit renifler le marchand, habitué à traiter avec n'importe qui. Les goûts de Clodius lui passaient bien au-dessus de ses préoccupations, en règle générale, mais ce soir, il ruminait plusieurs inquiétudes qui le forçaient à s'en tracasser malgré tout.
– Vous l'avez pas abîmée au moins ? Ce foutu Kuhul Akbal ne sera pas content si on lui refile pas la marchandise promise.
– Ne m'ennuie pas, Makator ! Je sais parfaitement ce que je fais. Et ce potentat orgueilleux sera bien heureux que je m'en sois occupé avant lui !
           L'autre gronda immédiatement et ignora les mises en garde de son cerveau, pour venir agripper le petit homme d'Église perverti par le col, pour mieux le toiser de toute sa fureur.
– La prêtresse nous a dit qu'elle n'apporterait que des ennuis cette gamine, mais si tu n'en fais qu'à ta guise, elle aura eu raison ! Et c'est notre tête que ce foutu roi de Rokka prendra en premier, si la marchandise n'est pas intacte !
           D'une poigne ferme, Clodius se dégagea de son collaborateur, le nez relevé et la morgue inondant son visage labouré par les rides.
– Elle l'est ! Arrête donc de me rabâcher les oreilles avec les prédictions de cette femelle ! Tu m'ennuies ! Maintenant, si tu n'as rien de plus palpitant à m'apprendre, je retourne m'amuser avec « mon jouet », insista-t-il, un sourire méchant affiché sur ses lèvres fines.
           Une fois encore, Makator gronda sourdement, mais préféra se calmer.
– Ouais. Le vent diminue toujours. À ce rythme, on sera immobilisé en pleine mer et...
           Des pas précipités firent sursauter les deux hommes, qui contemplèrent le second maître arriver à toute allure, le regard aussi affolé que s'il avait croisé un fantôme, un Leiyong ou un Norvan — voir les trois ensemble —, la chemise ouverte, son tapabor de travers et le souffle court d'avoir cherché Makator partout.
– Qu'est-ce qu'y arrive encore ? râla ce dernier, les sourcils froncés.
– Des pi... des pi-pi — ... des pirates !

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