Prologue

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Depuis quelques jours, mon occupation préférée était de regarder passer les nuages, sans rien faire d'autre. Dès que j'avais du temps libre, je montais dans ma chambre pour les observer. C'était mon moment rien qu'à moi. Un moment que j'aimais. Après tout, mon rang d'utile me permettait le droit de me faire plaisir. Cela faisait monter en moi une sorte de puissance qui grésillait dans ma poitrine. Je laissais ce sentiment m'envahir, jusqu'à ce qu'il retombe doucement.

Mais aujourd'hui, je n'avais plus le temps de me consacrer à mon occupation habituelle. Demain, j'allais entrer dans un foyer pour Utiles, et il fallait que j'apprenne tous les articles de la loi par coeur. Je me les récitai intérieurement :

Article I : Depuis la loi décrétée en l'an 2057, la société se divisera en trois classes distinctement séparées : les Utiles, les Soumis et les Inutiles.

Un Utile était quelqu'un qui possédait les Trois Qualités : la rapidité, la sincérité et la soumission.
On considérait quelqu'un comme Inutile s'il ne possédait pas une des Trois Qualités. Dès que la société repérait un Inutile, elle lui ôtait ce qu'elle considérait comme son bien le plus précieux : son identité. Car s'ils étaient inefficace pour la société, pourquoi s'encombrer d'eux dans ce cas ? C'était ce que l'on m'avait toujours appris.
Quand aux Soumis, il s'agissait du rang supérieur à celui d'Utile. Les Soumis étaient très bien considérés, car ils suivaient une formation pour aider la société deux fois plus que les Utiles.
J'étais une Utile. Depuis toute petite, je possédais les Trois Qualités. Moi, j'étais destinée à servir la société comme il se le devait. Maman disait avoir bien fait de m'inscrire dans ce foyer pour Utiles, car ainsi, je mettais toutes les chances de mon côté pour devenir une Soumise. Personnellement, je préférerais en rester à mon rang d'Utile, car la perspective de servir corps et âme la société m'effrayait. D'une façon générale, la société en général m'effrayait de toutes façons.

Je jetai un coup d'œil sur mon lit. Un vieux journal traînait. Je le pris et le feuilletai de nouveau. Il y avait principalement de la publicité. Mais aussi un article inscrit dessus. Un petit article qui a tout bousculé dans la tête. Un petit article qui m'a fait douter de moi. Un petit article qui m'a fait douter du monde dans lequel je vivais. Et cet article était signé Mary Akwins. Les mains tremblantes d'excitation (comme à chaque fois que je prenais ce journal) je commençai à lire l'article :

« Les Utiles. Les Inutiles. Ce sont ces deux mots que la société nous inculte, depuis notre naissance. Moi je n'en ai que faire de la société. Qu'elle me dise ce qu'elle veut, je ne la suivrai pas. Je garderai mes idées. Vous voulez les connaître ? Pour commencer, je pense que tous les êtres humains sont égaux et libres.»

C'était tout. Oh, combien de fois aurai-je voulu que Mary Akwins en dise plus ? Malheureusement, je connaissais la triste vérité : si son article avait été plus long, elle se serait fait arrêter.

Soudain, réalisant ce que je pensais, je me résonnai : je n'avais pas le droit de douter sur la société. C'était la société idéale, parfaite. Ça avait été ingrat de ma part de relire cet article. Ça avait été ingrat de ma part de remettre le système en question, ne serait-ce l'espace de quelques secondes. Honteuse, je baissai la tête pitoyablement. Il ne fallait plus que je pense à Mary Akwins. Cette femme était un réel danger. On me l'avait toujours présenté comme cela. Et puis, son article avait tellement fait scandale que si les autorités allaient dans ma chambre et découvraient ce journal, ils étaient en droit de me faire baisser de rang... Cette perspective me terrifia tellement que je me précipitai dans l'apprentissage des articles de la loi. Ne plus penser. Maintenant. Stop.

***

On toqua à ma porte. J'ouvris. C'était ma mère. J'avais hérité de ses cheveux blonds et de ses yeux verts. Petite, j'adorais fourrer mon nez près de son visage si doux, aux très si fins. En fait, ma mère était la douceur incarnée. Elle prit le temps de m'observer avant de m'enlacer. Je me laissai faire. C'était la dernière fois que je pouvais profiter de ce moment.
« Tu vas t'en sortir, murmura-t-elle, comme si elle avait décrypté mes pensées, ne t'en fais pas. Ma petite Utile chérie...  ».
Je ne desserai pas son étreinte. Je ne répondis pas non plus. Entre nous, ça avait toujours mieux fonctionné par gestes que par paroles. Lorsque je serai au foyer, allai-je regretter l'absence de ma mère ? Allai-je regretter mon ancienne vie ? J'en avais si peur...
Ce fut ma mère qui coupa ce moment. Elle me relâcha doucement et posa des lèvres sur mon front pâle. Un sourire, et elle n'était plus là. Et j'étais de nouveau seule.

Je m'allongeai sur mon lit. La nuit tombait, il fallait que je dorme un peu. Parce que dans quelques heures, le train m'emmenant au foyer allait partir. Dans quelques heures, ma vie allait se transformer.

Je m'appelais Cille. J'allais avoir seize ans.


Les InsoumisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant