Chapitre 14

156 20 6
                                    

"L'histoire est finie pour aujourd'hui, Monsieur Dieudonné. C'est à vous de prendre le relais. Lisez les premières lettres, nous nous revoyons demain pour discuter de tout cela. 

-Mais...

-Qu'y a-t-il encore?

-Votre père, Monsieur de Douarnez, il le considérait vraiment comme... son fils? 

-Et bien oui! Je viens de vous le dire! Mon père n'avait pas pour habitude de mentir, même pour ménager les autres. Maël l'aimait et l'admirait aussi comme un fils aime et admire son père. Je pense que sa réaction en apprenant sa relation avec Mademoiselle Faure a grandement influé sur son choix de partir. D'ailleurs, leur entente et son comportement avec lui ont grandement influé sur toute sa vie. Fort heureusement, mon père n'a jamais eu de mauvais sentiments à l'égard de son neveu. 

-Et son père à lui? Vous l'aviez vu au départ de votre cousin. 

-Je vous ai dit que je ne le verrais pas avant des années. Inutile de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas encore. Vous aurez votre réponse en temps voulu. En attendant, disparaissez."

Théophile ne se fit pas prier. Il retourna au village et se posa au seul café, sur la table du coin, et se fit servir un boc. Il ne savait pas trop ce qu'il lui prenait, il en avait envie, et se dit qu'il ne devrait pas prendre cette habitude, mais ne changea finalement pas d'avis. Il ne le finirait pas, voilà tout.

Les deux lurons à qui il avait parlé quelques jours auparavant étaient toujours à la même table, et le saluèrent joyeusement quand il entra, et l'invitèrent encore une fois à leur table. Le premier l'interrogea:

"Alors? Ça avance, votre histoire de livre?"

Ils se mêlaient décidément de tout, ici.

"À peu près, répondit-il vaguement. Je suis allé voir Monsieur Pernel, à la sortie du village.

-Il vous l'a encensé, Madame?

-Je suis tombé sur sa femme."

Les deux compagnons ricanèrent. Le second reprit:

"Vous êtes tombé sur la vieille chouette, alors! Elle houspille tous les marmots qui ont le malheur d's'amuser trop près d'chez elle! Jamais contente, celle-là.

-Un peu comme Madame de Douarnez, en fait.

-Oh, faut pas dire ça! De toute façon, on la connaît pas vraiment. Nous, on l'aime bien. C'est la bienfaitrice du village.

-Depuis seulement quelques années, selon Madame Pernel.

-Vous voulez vraiment qu'on répète la menace?

-Vous ai-je déjà dit que je ne cherchais que la vérité?"

Le premier se frotta la nuque, embêté.

'I'paraît, c'est ce que mes parents m'ont dit, qu'elle a commencé à agir comme ça à la mort de Monsieur de Péradec. Mais nous, on l'a jamais connu, c'Monsieur. On était pas nés, ou alors on était trop p'tits.

-J'aimerais avoir plus de renseignements sur lui.

-Alors là,  on peut pas vous dire.

-Je sais qu'il est allé à la guerre, en Algérie. Il avait comme compagnon un jeune homme du village, un certain Donatien. Je n'ai pas son nom de famille."

Les yeux du second s'éclairèrent.

"Donatien Ansond?

-Peut-être. Âgé d'une vingtaine d'années en dix-huit cent trente. Vous le connaissez?

-Pour sûr! C'était le grand-père de not'mère! Une vraie force de la nature! Il est mort à cent deux ans, c'est pour dire! Ici, c'est un pays à centenaires, j'l'ai toujours dit, t'façon. Il a fait l'Algérie, il radotait tout l'temps dessus, mais j'me rappelle plus. Et le Paul était trop jeune.

-J'avais quatre ans quand il est mort, précisa le premier. André en avait six. Si vous voulez, on peut vous amener not'mère. Elle doit mieux se souvenir.

-Je vous remercie, messieurs, mais je ne vais pas déranger votre mère avant d'en avoir appris plus sur l'homme en question.

-Madame veut pas vous en dire plus?

-Si je n'ai que son point de vue, cela ne sert à rien. Et elle veut que je lise ces lettres d'abord.

-Vous êtes quoi, au juste? Un inspecteur de police?

-Loin de moi l'envie d'en devenir un! Non, je ne suis que biographe, et un curieux à mes heures perdues. Madame de Douarnez ne s'est pas mariée, avait-elle des prétendants? D'autres que Monsieur Pernel?"

Les deux frères ne répondirent pas, gênés. Le cadet bredouilla:

"Peut-être, on sait pas. Mais vous savez, elle aimait pas trop... Enfin, elle préférait les...

-Tais-toi! gronda l'aîné. C'est pas des choses qui se disent! Si quelqu'un t'entend, on va se faire sonner les cloches!

-Je suis au courant, déclara calmement Théophile.

-Mais quand même, ça devrait pas... Vous êtes au courant?

-Elle me l'a dit. Ce n'était pas vraiment une famille conventionnelle, n'est-ce pas?

-Non, en effet."

Un homme, le visage buriné, s'était retourné.

"Madame avait ses drôle de goûts, mais pas que. Madame d'Arcourt, l'aînée, elle a eu une drôle de vie aussi, vous savez. Pas très heureuse. Et Monsieur de Péradec, je crois que c'est celui qui a eu le plus de mérite. Je le sais, mes parents m'en ont raconté de belles, mais on est tous d'accord pour dire que c'était une drôle de famille que les Péradec-Douarnez.

-Vous êtes donc tous d'accord pour dire que Monsieur de Péradec était un saint? plaisanta le citadin.

-Pas forcément un saint, M'sieur. J'dis juste que le Bon Dieu a bien maltraité l'un de ses serviteurs les plus fervents. J'espère bien qu'il est au Ciel, maintenant.

-Avec toute la famille, d'ailleurs, compléta un de ses compagnons en levant sa choppe.

-Et Madame? interrogea le biographe.

-Ça, on espère, répliqua l'homme. Mais pas tout de suite. Ça porte malheur."

Le ton de la conversation s'allégea au fur et à mesure, et Théophile participa autant qu'il put, décidant de remettre ses investigations à quand il aurait fini son paquet de lettres. L'après-midi se termina en éclats de rire et bruits de verres, et il retourna à sa pension quelque peu joyeux, sans qu'il soit totalement dénué de sens commun. Il ne déjeuna pas ce soir-là, préférant récapituler la situation.

Iris de Douarnez n'avait pas toujours été la bienfaitrice du village, et s'en était même tenue à l'écart un bout de temps, par pur dédain, selon Madame Pernel. Elle avait changé son état d'esprit à la mort de son cousin. Remords? Prise de conscience? Maël de Péradec, quand à lui, était apprécié de tout le monde, dans le village, et peut-être même jusque Saint Nazaire, pour son caractère dévoué, même si sa cousine lui en avait décrit certain mauvais côtés, dont la propension à agir sur un coup de tête. Mais il avait eu une vie assez malheureuse pour que des gens qui ont la vie bien plus dure qu'un homme de sa classe le plaignent. Et Lorelei d'Arfourt avait reçu une petite remarque, elle aussi, sur la tristesse de son chemin de vie. Ah, oui, sa soeur avait aussi sous-entendu quelque chose à propos de son mari. Et Maël de Péradec avait épousé une Algérienne, semblerait-il à son retour en France. Et Iris de Douarnez, et bien elle ne s'était jamais mariée. Une famille pour le moins atypique, oui. Peut-être trouverait-il une réponse dans la correspondance, dont il se saisit, en espérant que son voisin de chambrée pouvait dormir avec la lampe allumée.

Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant