Chapitre 4

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« Je n'hésitai qu'un mois, avant de l'adopter complètement. Maël a toujours été un taiseur. Il ne souriait jamais, ou très peu, de son vivant. Il éprouvait énormément de difficultés à sourire, peut-être parce qu'on ne lui avait jamais donné de raison pour le faire. »


« Au départ, il se contentait de nous regarder jouer. Il s'asseyait dans l'herbe, ou nous observait pas la fenêtre,tout occupé à faire je ne sais quoi. Il n'écrivait pas, ne dessinait pas. Aucune personne, à part moi, n'en aura su autant que vous sur lui, Monsieur Dieudonné. »


« Peu à peu, il se mit à sortir. Son regard se fit plus paisible, et puis quand nous riions, il souriait, aussi étrange que cela pût paraître. Avec le temps, nous arrivâmes,Lorelei et moi, à distinguer ce qu'il aimait: les rires, la musique,la confiture de groseilles, l'odeur de l'herbe coupée. Il n'était pas attiré par le grand luxe, le raffinement, et je doute qu'on luien ait donné beaucoup dans son enfance, de même que de la tendresse. Mon père se refusait à lui montrer son attachement, il ne voulait surtout pas l'éloigner de sa famille; pourtant, cela lui aurait au contraire épargné bien des désillusions. Je n'avais bien sûr pas pleinement conscience de sa situation, à l'époque, et je me demandais pourquoi il allait et venait chez nous. Je me contentais de penser que mon cousin était étrange; c'était un garçon, après tout. Mais j'interrogeai tout de même mon père sur ce changement apparemment anodin dans nos habitudes.

'Il reviendra très tôt, Iris, ne t'inquiète pas pour cela, me répondit-il, le nez sur ses papiers. Ton oncle l'emmène quelques jours à Paris. Après cela, Maël rentrera.

– Et pourquoi il s'en va tout le temps?'

Mon père leva la tête de ses papiers en soupirant. Il adorait ses filles, mais bien souvent je m'étais faite reprendre sur les questions incessantes que je posais. Et vous savez sans doute que les adultes détestent être remis en question, moi y compris. Les enfants n'ont pas voix au chapitre. Ils ne saisissent pas assez de choses, ne comprennent rien. Pourtant, mon père essaya de m'expliquer:

'Tu sais, Maël a une situation compliquée. Il... ses parents... son père n'a pas vraiment le temps d'envisager son éducation. De s'en occuper.

Mais vous, vous avez le temps de vous occuper de nous! Et nous avons Agathe!' »


« Agathe était notre bonne, celle qui passait la plupart du temps à empêcher que je me noie dans le ruisseau voisin,ou que je me fasse mordre par les chiens du garde-chasse. Et je compris au regard de mon géniteur qu'une Agathe ne suffirait probablement pas pour régler cette histoire.

'Iris, Maël n'a pas besoin d'une bonne. Il n'en a plus besoin. A son âge, les garçons commencent à apprendre d'autres choses que les filles, des choses que les bonnes ne peuvent plus leur enseigner. L'équitation, la gestion d'un domaine... Pour toutes ces choses, le père doit contribuer et trouver des précepteurs adaptés.Mais ton oncle n'a sans doute pas eu l'occasion de s'occuper de cela.La mort de sa femme l'a vraiment bousculé, et il a un autre enfant...

– Et il aime plus son autre enfant que lui?

– Tu ne devrais pas demander de choses pareilles, ma fille. Tu vas t'attirer des ennuis.'

Il se leva de son bureau, en fit le tour et me prit par l'épaule.

'J'ai du travail, Iris. Va rejoindre ta sœur.' »


« Il me poussa gentiment vers la sortie. Je compris le message et, vexée de ne pas avoir reçu de réponse, je sortis sans un mot. J'avais sept ans à ce moment-là, Maël en avait presque dix. Il était assez âgé pour veiller lors des réceptions et pour supporter le rythme trépidant de la capitale. Je mentirais en niant que la vie ici est au ralenti, comparée à là-bas. Certains'y adaptent et l'aiment, comme moi, et d'autres l'intègrent difficilement, surtout en y étant obligés à un trop jeune âge.Maël en fut totalement dégoûté après cet épisode. Il rentra épuisé chez nous, et dormit trois jours de suite. Nous avions trop pitié de lui pour le réveiller. Ensuite, quand il fut assez en forme pour sortir en promenade avec nous, il resta plus d'une heure dehors, chose qui lui était vivement déconseillée au vu de son état de fatigue précédent, à regarder les environs; les fermes,les champs... On aurait dit un affamé qui se jetait sur la nature.Pourtant, Paris n'était pas aussi engoncée que maintenant, encore que la crue d'il y a trois ans ait fait des ravages. Non; j'aurais plutôt dû dire que Maël se jetait sur le calme et la solitude. A vrai dire, quand nous l'interrogeâmes à son réveil, il fut peu enclin à nous raconter son séjour. »


« Au départ, il ne voulut pas répondre. Assis dans l'herbe, nous jouions aux cartes, et la conversation était naturellement tombée sur ce sujet. Après tout, nous étions curieuses, ma sœur et moi, de savoir à quoi ressemblait Paris. Nos parents attendaient que l'on grandisse un peu avant de nous y emmener.

'S'il te plaît! insistai-je. Nous n'y sommes jamais allées!

– Laisse-le un peu tranquille, me gronda gentiment Lorelei. Tu vois bien que tu l'embêtes!

– Mais pourquoi? Il sait très bien que nous rêvons d'y aller, et veut tout garder pour lui, le méchant, l'égoïste!

– Iris!'

Ma pauvre Lorelei n'eut pas le temps de me sermonner encore; Maël avait jeté son jeu. Il fixa son regard noir dans le mien et déclara, tout de go:

'C'est sale, des hommes et des femmes gras et couverts de bijoux rient comme des dégénérés en regardant d'autres mourir comme des chiens dans la rue parce qu'ils ont trop faim. Tout est faux, tout est laid quand on regarde de plus près! Je ne veux plus jamais y retourner!'

Ceci dit, il se leva et partit en courant. Lorelei se redressa et s'exclama:

'J'espère que tu es contente de toi, espèce de bête!C'est toi, l'égoïste!'

Puis elle s'en alla à sa suite. »


« Je restai là, coite, ne réalisant pas ma bêtise. Maël avait absolument détesté son séjour à Paris; on l'avait laissé en roue libre, absolument seul, toute la journée, et on ne l'avait autorisé à approcher sa famille que lors des soirées mondaines pour faire bonne figure devant la haute société, jusqu'au lever du soleil, parfois sans avoir dormi avant. C'est hélas le quotidien de bien des enfants, encore maintenant. Mais tout cela, je ne le savais pas. Penaude, je me dis alors que, de toute façon, je l'avais blessé. Je les cherchai donc, et les trouvant dans le kiosque, je ne laissai pas ma sœur ajouter quoi que ce soit et me jetai dans les bras de mon cousin, qui ne s'attendait pas à telle effusion.

'Pardon, mon cousin! Je ne dirai plus rien sur Paris, situ ne veux pas! J'étais si impatiente de savoir à quoi cela ressemblait!'

Maël, secoué, posa une main maladroite sur mon dos. Il soupira:

'Je ne t'en veux pas, cousine. C'est juste que... Ne rêve pas de Paris. C'est doré, il y a des robes et des costumes dans toutes les boutiques, et du beau monde, mais j'ai aussi vu des gens beaucoup plus pauvres qu'ici, et de la misère partout, dès qu'on sort des hôtels et des appartements. Je veux rester ici,maintenant. Je ne veux plus m'éloigner ni de vous, ni du manoir.'


Je frissonnai. Il n'avait pas l'air de mentir pour me dissuader. »

Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant