Alertée, je me retournai vivement. En effet, le second s'était assis et regardait autour de lui d'un œil hagard.
"Où suis-je?
-Au manoir de Douarnez", répondis-je automatiquement.
Son visage s'illumina.
"Vous êtes nobles?
-Ne vous faites pas d'illusions, intervint Leroy, ils ne sont pas avec vous.
-Ni avec vous, d'ailleurs! m'écriai-je, outrée qu'il puisse répondre à notre place.
-Ni pour, ni contre vous serait une réponse plus juste, me reprit Lorelei.
-Alors pour qui êtes vous? l'interrogea le second alité.
-La paix, l'informai-je sèchement. Pour la paix. Vous ne le savez pas, mais notre père a réussi à convaincre les habitants du village de ne pas vous achever sur place. Je comprend néanmoins leurs intentions; le village à proprement parler n'est plus qu'une ruine. Récoltes, bois pour l'hiver, biens personnels, tout est parti en fumée après votre passage. Alors, Messieurs, si vous voulez bien me permettre, je vais aller informer tout le monde que vous êtes remis.'
Les deux ennemis se dévisagèrent et déclarèrent d'un commun accord:
'Peut être que seul votre père devrait en être informé pour le moment!'
Ma soeur pouffa en reposant le mouchoir humide qu'elle tenait.
'Et bien, Messieurs, vous qui êtes des combattants, je ne vous croyais pas aussi pleutres!'
Abasourdis, ils essayèrent de se défendre, tandis que je riais aux éclats. Lorelei me surprendrait toujours.
'C'est que, Mademoiselle, nous savons ce qu'une armée de paysans en colère peut faire à un pays, commença Leroy.
-Alors à deux hommes ayant outrepassé la Mort! finit l'autre.
-Ayant outrepassé la Mort, rallai-je. Comme vous y allez! Vous ne ressemblez pas à Orphée descendant aux Enfers!
-Heureusement, nous n'y sommes pas allés, en Enfer! s'écria Leroy.
-Et pourtant ce qui vous attend l'un comme l'autre! rétorquai-je. Un ou plusieurs de vos camarades, ou vous, d'ailleurs, avez tiré sur une jeune fille et sa petite soeur sans défense! Croyez-vous que cela restera impuni?
-Ce sont les dommages collatéraux d'une guerre, expliqua l'autre d'un ton indifférent qui m'horripila. Le regain de nos valeurs d'antan vaut bien le sacrifice de quelques personnes.
-Enfin, la mort de ces deux personnes est injuste, tenta d'expliquer Leroy. Nos camarades ont commis une méprisable erreur. Mais la malchance aussi a joué, et...
-Ah, pour assassiner des innocents, vous vous entendez, méchants hommes! les interrompis-je, au comble de la colère. Mais pour affronter vos crimes, plus aucun de vous de se sent responsable!'
Plus personne n'osait m'arrêter. Les blessés me fixaient, blancs, et Lorelei semblait encline à me laisser m'exprimer, pour une fois. Je continuai sur ma lancée:
'Si aucun de vous n'est plus honorable que l'autre, si cela doit se passer ainsi, alors je dis vive la République! Vive la République! À bas les monarchistes, les cléricaux et tout ce ramassis de lâches!'"
Madame de Douarnez se tut un instant, regardant le biographe avec malice. Ce dernier soupçonna alors un quelconque rebondissement quand elle reprit:
"En vérité, ce n'était pas moi que les soldats regardaient avec tant d'angoisse, et je m'en rendis compte comme aucun ne répliquait quoi que ce soit."
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Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographe
Fiction HistoriqueAoût 1913, Pays de Retz, Loire Inférieure. Iris de Douarnez, quatre-vingt-dix-neuf ans, est devenue une légende dans la région. Cloîtrée depuis une décennie au moins dans son manoir, la vieille dame reste un mystère chez la nouvelle génération, qu'...