Chapitre 9

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"Cela m'ennuyait; je ne l'aimais pas, comme vous l'aurez compris. Mais Maël, si. Et comment pouvais-je m'opposer à cette relation, moi qui avais décidé de tenir tête à mes parents? Moi qui suis restée vieille fille, si l'on suit la logique de la société? Pourtant, je pressentais un quelconque malheur entre ce deux-là, et ne pouvais m'empêcher d'y penser."

"A la fin de l'année dix-huit cent vingt neuf, Paganini, Liszt et Rossini étaient de toutes les conversations à Paris. Paganini avait fait salle comble en Italie et en Autriche, on se demandait quand il viendrait en France. Le Guillaume Tell de Rossini ne recueillait que des éloges du beau monde, et Liszt était le nouveau prodige du siècle. Liszt était de la même année que Maël, mais le premier était d'octobre et le second de janvier. Vous savez, mon cousin ne s'était jamais considéré comme quelqu'un au-dessus de la norme. Certes, il n'avait pas de talent particulier en musique; il ne s'y était jamais intéressé dans la pratique. Mais il pouvait pouvait vous citer nombre de compositeurs, de la Renaissance au dix-neuvième siècle. Et des auteurs, et des peintres. J'étais en désaccord avec lui la plupart du temps, et combien de fois l'ai-je pensé obtus! Il avait l'esprit plus ouvert que beaucoup de personnes encore aujourd'hui."

"Nous allâmes voir ce Guillaume Tell, en décembre de l'année-là. Toute la gente parisienne, du moins celle qui n'avait pas pu se payer la première représentation en début d'automne, y était, dont, ô coïncidence, Mademoiselle Faure. Nous aurions pu croire à un Roméo et Juliette joué en vaudeville, ou à un mauvais roman d'amour. Et comme de bien entendu, il passa tant de temps à la regarder que je le lui fis remarquer."

"'Ne peux-tu pas t'occuper de la pièce? eut-il le culot de me répondre, agacé.

-Je pourrais m'y intéresser un peu plus si tu ne te déboîtais pas la tête pour fixer le sens inverse, répliquai-je, piquée. Regarde, Mathilde aussi est belle!

-Elle est déjà prise.'

Ébahie, je rétorquai:

'Et après m'avoir envoyée paître, tu plaisantes!

-Mais je suis l'histoire, tout de même.

-Tu me désespères.'

Je jetai un regard à mes parents, installés devant nous sur le balcon; ils n'avaient rien entendu. Je repris:

'Comment peux-tu suivre un opéra depuis quatre heures en faisant les yeux doux à Mademoiselle tu-sais-qui?
-J'entends mieux de l'oreille gauche.
-Que se passe-t-il? demanda Lorelei. Ne pourrait-on écouter tranquillement l'opéra?'
Maël me jeta un regard noir, puis détourna la tête. Il était ainsi; jamais de réplique cinglante en public, que des regards noirs. Il détestait attirer trop d'attention sur lui. Je pense qu'il devait doser ses coups d'éclat, pour impressionner Mademoiselle Faure. Le problème était qu'il s'emportait vite, trop vite pour quelqu'un de sa classe. Je le vis serrer les poings quand il aperçut un autre jeune homme, à côté de la belle, lui faire les yeux doux.
'Ta princesse se fait enlever par un dragon, mon cousin, me moquai-je. Et je crois qu'elle aime jouer avec le feu. Le sien, en tout cas.
-Veux-tu te taire?
-Le chevalier blanc s'enflamme.
-Iris! me gronda Lorelei. Laisse-le!'
Mais Maël s'était déjà levé et quittait la loge, sous les regards et les commentaires outrés de ces dames de la bonne société. Mon père se retourna.
'Que fait-il?
-Il ne se sentait pas bien, tenta de rattraper ma soeur. Il est parti prendre l'air frais.
-Il est vrai que les espaces clos l'étouffent, enchérit ma mère sans savoir ce qu'elle défendait. Vous savez bien que c'est un homme d'extérieur.
-Nous le retrouverons dehors, dans ce cas.'
Je bénis à ce moment mon père de ne pas être de nature à chercher dans les détails. Ma bêtise aurait coûté la crédibilité et le bonheur à Maël.
Je vis du coin de l'oeil Mademoiselle Faure s'éclipser. Elle avait vu mon cousin."

"Je m'obligeai à rester concentrée sur le dernier acte, mais Monsieur Faure quitta lui aussi son siège.
'Maël a besoin de quelqu'un, chuchotai-je.
-Reste tranquille, me répondit Lorelei. Il n'a pas besoin de toi pour l'instant. Tu n'es pas indispensable, aussi impossible que cela puisse te paraître.
-Les Faure sont tous dehors avec lui.'
Elle se retourna vers moi, affolée, puis regarda la place vide du père et de la fille.
'Pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt?
-J'avais sûrement envie de faire durer l'affaire!'
À ce moment les applaudissements envahirent la salle. Nous filâmes sous les yeux étonnés de nos parents, qui nous suivirent aussi vite qu'ils purent."

"La scène nous figea; Monsieur Faure semblait nous attendre, la main sur l'épaule de Maël, l'air sévère. Si notre père faisait parfois peur quand il se fâchait, son regard à lui nous glaça la sang.
'Vous êtes les demoiselles de Peradec? nous apostropha-t-il.
-De Douarnez Monsieur, lui répondit ma soeur.
-Vous n'êtes pas ses soeurs?
-Ce sont ses cousines, Monsieur, reprit mon père en arrivant.
-Monsieur de Douarnez, donc.
-C'est exact. Son oncle. Maël s'est-il rendu coupable de quelque chose?
-Et bien, Monsieur, c'est à son père que je dois en parler.
-Je crains que son père ne soit plus joignable depuis quelques années. C'est moi qui en ai la charge.'
Monsieur Faure hocha la tête et lâcha l'épaule de mon cousin.
'Dans ce cas, il me faut m'entretenir avec vous.'"

"Maël ne pipa mot durant les longues minutes où nous attendîmes mon père, installés dans un salon non loin du théâtre. Ma mère jetait des regards inquiets à l'entrée mais n'osait pas interroger son neveu, et nous nous tînmes à carreaux, conscientes de la gravité de la situation."

"Enfin, mon père revint, le visage interdit.

'À l'appartement. Nous rentrons demain.'"

"Le chemin du retour se fit dans la même glaciale tension que ne l'avait été notre brève nuit à l'appartement. Ma mère m'intima plusieurs fois de me taire, ce que je fis sans trop protester. Elle blanchissait à vue d'œil, et je crus plusieurs fois qu'elle allait défaillir, mais elle resta droite comme un 'i', en face de nous dans la voiture, à côté de mon père, qui fixait Maël de sa prunelle froide. Ce dernier avait baissé la tête, et ne la releva pas avant notre arrivée au manoir. Ce furent sans doute les deux premiers plus longs jours de sa vie, car il en eût d'autres, et ils sont nombreux. Mais nous parlerons de cela plus tard."

"Dès que nous fûmes installés, Maël fut demandé en urgence dans le bureau de mon père. Je ne l'avais jamais vu effrayé, et, croyez-le ou non, je fus moi-même saisie d'angoisse quand j'aperçus ses mains trembler. Il tenait son oncle en plus haute estime, il était son modèle, et il venait de le trahir."

"Quand il eut monté au second, nous le suivîmes, et retrouvâmes notre mère, qui nous fit signe de nous approcher et de nous taire. Nous n'entendîmes d'abord que des chuchotement vifs et agacés, et le ton bas de mon cousin qui répondait, puis la voix de stentor de mon père briser le demi-silence:

'Et c'est par amour que vous mettez à mal toute la réputation de votre famille!'

Le vouvoiement fit sursauter Lorelei. Nos parents, contrairement à la tradition aristocratique, ne nous avaient jamais vouvoyés, aucun de nous trois, et cette exception nous confirma l'étendue de son impair. Maël essaya de se défendre:

'Je vous assure qu'il n'a jamais été dans mon intention de vous porter atteinte...

-Cessez! Vous n'y aviez pas pensé! C'est ainsi que vous me remerciez? En tentant de compromettre la fille de l'une des plus grandes fortunes de France, une jeune femme fiancée, de surcroît?

-Je ne le savais pas!

-Et cela vous excuse-t-il? En plus de ne pas avoir l'ambition de vos moyens, vous vous cherchez des raisons vaines?

-Aucunement, mon oncle.

-Alors que pouvez-vous avancer, pour votre défense?

-Rien, mon oncle.'

Mon père soupira.

'Vous me décevez fortement. Je vous pensais sensé, mais vous êtes au final devenu aussi irréfléchi que votre père. J'espère juste que vous n'abandonnerez pas votre enfant à la charge d'une de vos cousines. Sortez, maintenant. Que je ne vous voie plus.'"

Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant