Chapitre 6

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Théophile se dépêcha pour se présenter à l'heure, cet après-midi.
"Vous êtes en avance, Monsieur le scribouillard, annonça la vieille dame quand il entra. De trois minutes.
-Mais je ne suis pas en retard.
-Évidemment! Dispensez-moi de ces remarques inopinées."
Elle se leva.
"Aujourd'hui, nous allons dans le petit salon. Cette chambre m'ennuie affreusement. On dirait un tombeau rempli de livres."
Le jeune homme ne la démentit pas. Écrire à la presque seule lueur des quelques lampes ne l'avantageait pas.

Il la suivit donc à travers les couloirs ornés de nombreux tableaux.
"Ma famille, déclara-t-elle. De mon ancêtre, le petit teigneux en armure que vous voyez à votre gauche, à moi, la petite dernière, à votre droite."
Théophile tourna la tête. Une jeune femme dans la vingtaine lui faisait face. Sa crinière de boucles brunes domptées, son visage d'un ovale gracieux, sa peau blanche et au grain fin, tous ces éléments se rassemblaient pour lui faire comprendre qu'il s'agissait d'une beauté supérieure, surtout ses yeux bleu vif qui le défiaient.
"Vous étiez très belle, remarqua-t-il.
-Certes, certes. Je savais aussi me mettre en valeur. Mais la plus belle de nous deux était ma soeur. À côté."
À gauche d'Iris, en effet, se trouvait une autre jeune femme. Sa peau de porcelaine la faisait ressortir sur le fond sombre du tableau. En fait, tout chez elle était lumière, de ses lèvres à peine rosées esquissant un timide sourire à ses cheveux d'or pâle coiffés simplement en arrière, en passant par ses prunelles couleur nuage.
"C'est vrai que l'on dirait un ange, murmura-t-il, enfin, tel qu'on se les imagine.
-Et bien imaginez combien un mari devrait être heureux de l'avoir pour femme, car sa beauté extérieure ne reflète que son caractère.
-J'imagine bien, oui. N'était-il pas heureux?
-Nous n'en sommes pas encore là. Suivez-moi. J'ai encore trois personnes à vous faire voir."
Il poursuivirent leur chemin en longeant les portraits, puis s'arrêtèrent devant celui de six personnes, deux adultes et quatre enfants. L'homme, grand, ses boucles noires coiffées et brillantes, posait avec deux petites filles sur les genoux, l'une plus vieille qui riait avec la plus petite, encore presque bébé. Il les regardait avec tendresse, et ses yeux étaient bleus, comme ceux de la jeune femme blonde. À côté, une femme, assise elle aussi, tenait un tout petit garçon et le montrait à son frère, probablement, le plus vieux des bambins, qui voulait le voir. La peau dorée, les cheveux noirs et brillants, elle fixait sur l'homme ses prunelles vertes et mélancoliques.
"C'est...
-Maël, compléta Iris. Mon cousin. Il avait une trentaine d'années. Et sa femme, à côté, s'appelait Amal. Elle avait cinq ans de moins que lui. Elle venait de la province d'Oran, en Algérie. Mais je ne vous en dis pas plus, je ne vous en ai pas encore parlé.
-Ils avaient l'air de s'aimer.
-Plus qu'ils ne le croyaient, en fait. Ce tableau est un fragment de leur histoire. Nous reviendrons ici-même lorsqu'il sera temps. Pour l'instant, venez, que je vous montre mon trésor à moi."
Ils tournèrent dans une impasse, menant à deux portes. Entre elles était accroché le portrait d'une jeune fille aussi, souriant franchement, ses cheveux blond vénitien savamment entrelacés et habillée à la mode de la Monarchie de Juillet. Ses yeux bleu ciel pétillant semblaient les inviter à entrer dans le tableau.
"Marianne, devina Théophile.
-Et bien, oui. Ma Marianne. Elle est belle, n'est-ce pas?
-Indéniablement."
La vieille dame lui jeta un regard d'avertissement, puis reporta son attention sur la toile.
"C'est tout ce qu'il me reste d'elle. J'ai dû donner sa photographie au marbrier, pour qu'il l'intègre dans la tombe. Il a intérêt à ce qu'elle y reste au moins un siècle."
Dignement, elle sortit du couloir, Théophile sur ses pas. Le petit salon, bien plus clair que la chambre, possédait une large fenêtre donnant sur les jardins. Ils s'assirent tous deux à une table, où les attendaient deux tasses de thé.
"J'espère que vous n'êtes pas trop café aujourd'hui, prévint Iris. Marthe ne va plus en chercher depuis des années.
-Ça ne fait rien, vraiment.
-Bien. Avez-vous des questions?
-Pas pour l'instant.
-Je vous avoue m'être attendue à quelques interrogations, mais si pour l'instant vous suivez, je peux alors continuer."
Le jeune homme eut juste le temps de sortir son matériel d'écriture avant que la vieille dame ne reprenne:

"Les quatre numéros ne furent évidemment pas punis, mais Maël s'en tira sans rien non plus, et plus personne ne le chercha, ne quelque manière que ce soit. Il est vrai que l'on trouvait mon cousin facilement quand l'on s'en prenait à sa famille, et il avait déjà sévèrement corrigé, plus jeunes, des garçons des villages alentours qui se montraient un peu trop téméraires avec nous lors de nos balades. Ce trait de caractère inquiétait mon père. Maël était déjà considéré comme un jeune homme froid par le monde parisien, un peu en retrait, et il n'avait pas d'espérance d'héritage ou de patrimoine, puisque son père le considérait comme un parent nuisible à éloigner le plus possible de sa toute nouvelle famille, et n'aurait jamais versé un sou de plus que ce qu'il donnait à mon oncle pour le nécessaire, à savoir la nourriture basique et quelques vêtements. Pension qu'il bloqua quand son fils eut dix-sept ans. Dès lors, mes parents se chargèrent de ses frais: habits, linge, nécessaires d'écriture... Maël n'avait jamais d'exigences, j'ai toujours su qu'il pensait être un boulet financier pour notre famille, mais en vérité il fut bien plus gâté que lorsque son père lui faisait envoyer des affaires. Mon père tenait à ce qu'il aie toujours des costumes à la mode parisienne pour les soirées que l'on tenait à la capitale. Une demoiselle peut être pauvre, si elle est jolie, elle peut avoir un bon parti. Mais il n'y a pas de miracle pour les hommes; s'ils veulent se marier, ils doivent avoir un petit pécule, or Maël n'avait rien, et même si mes parents avaient mis une somme raisonnable dans sa poche, il n'avait pas de nom à proprement parler, et ne voulait pas s'appuyer sur eux devant une difficulté. Il avait songé à entrer dans le clergé, mais nous l'en avions dissuadé, ma sœur et moi; il était l'unique garçon de deux familles, et les héritages ont toujours reposé sur les garçons. Mon oncle n'avait eu qu'une fille, encore jeune quand mon cousin approchait des dix-huit ans. En cas de décès inopiné, son argent lui revenait directement, ainsi qu'à sa demi-sœur. Sa belle-mère n'avait aucun droit sur les possessions. Mais de son vivant, il ne lui donnerait rien, et il fallait avoir quelque chose pour être un homme convenable."

"Pour gagner de l'argent par lui même, il lui fallait donc soit emprunter, investir et espérer une rente rapide et suffisante, en sachant qu'il n'était pas encore majeur, soit l'armée. Et Dieu seul sait comme les bourgeois détestaient faire l'armée. Vous n'avez sûrement pas connu le tirage au sort par rang de fortune.
-Par rang de fortune?
-C'est ainsi que je l'appelle. Les personnes tirées au sort pour le service militaire pouvaient se faire remplacer ou payer quelqu'un pour le faire à leur place. Il existait des entreprises qui mettaient en relation de pauvres gens désespérés et des bourgeois trop soucieux de leur vie pour en donner sept ans à notre pays. Maintenant, tout cela n'existe plus, mais si Maël se portait volontaire, au vu de son titre, même sans vraiment de fortune, il aurait vite monté les grades. Nous étions tout de même sous le règne de Charles X; même s'il s'agissait d'une monarchie bourgeoise, l'aristocratie, fut-elle traditionnelle ou napoléonienne, occupait les hauts postes. Les bourgeois ne voulaient pas, et n'avaient pas, à subir de telles choses. Enfin, d'après ce que j'ai su sur l'armée d'alors. Les sous-officiers que j'ai connus de nom appartenaient pour la plupart à la noblesse ruinée avec la Révolution, à une branche cadette d'une grande famille, ou étaient les troisièmes ou quatrièmes fils de parents qui, selon la tradition aristocratique, n'hériteraient de rien, ou presque. Et Maël,  bien qu'ayant un titre et une famille bien pourvue, appartenait à cette catégorie, et n'avait jamais fait d'école militaire. Nous le convainquîmes de ne pas partir tout de suite, mais il demanda en contrepartie à ce que nous ne lui cherchions pas de remplaçant s'il était tiré au sort, et nous acceptâmes, bien évidemment."

Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant