Chapitre 3

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« Votre bon sens vous confirmera sûrement que je n'ai jamais vu Napoléon.Si je vous dis cela, c'est parce qu'il se raconte depuis plusieurs années que je l'ai connu grâce à mon grand âge. Je veux bien être vieille, mais je ne suis pas immortelle. »


« Mon père était le baron Pierre de Douarnez. Issu d'une vieille famille du premier ordre, ses parents avaient eu quelques problèmes avec les armées révolutionnaires. Les nobles de Bretagne avaient refusé d'envoyer de leurs représentants aux États Généraux, et mes grands-parents en faisaient partie. Je ne dis pas qu'ils profitèrent des troubles entre révolutionnaires et paysans,mais ils réussirent à rester sans rencontrer trop de difficultés,à l'inverse d'autres opposants qui furent durement réprimés.Peut-être avez-vous entendu parler des Noyades de Nantes. C'étaient de petits nobles, comparés à l'aristocratie versaillaise. Le manoir dut tout de même être reconstruit une fois, je crois, à cause d'un incendie dont la cause demeure inconnue. Et la paix revint de toute façon avec Napoléon. Mon père se maria une première fois avec une Parisienne, une bourgeoise pour faire bonne mesure, en octobre 1800,et fut veuf en mars 1801. Sans enfant, il fut soupçonné d'avoir tué sa femme, puis innocenté par la suite, quand les médecins ne relevèrent qu'un rhume de poitrine aggravé, pour lequel il les avait appelés plusieurs fois au cours de l'hiver. Il se remaria en 1806, a trente ans, avec ma mère, Marie, née dans le Léon, de douze ans sa cadette. C'était un mariage arrangé, bien sûr, mais mes parents se respectaient et s'écoutaient mutuellement. Ils s'entendaient à merveille. »


« Après six ans de vie commune et une fausse-couche, ils eurent Lorelei, la seule grande-sœur que j'aie connu. Nos deux caractères s'opposaient radicalement: elle était d'une douceur sans pareil, la jeune épouse et la mère de famille parfaite, traditionnelle, soumise, pieuse, dévouée. Elle avait vu plus loin que moi; elle assurait son avenir, avec ce comportement.Mais elle connaissait énormément de chose, et conversait merveilleusement bien. Tous les hommes prenaient sa défense, dans les salons. Mais nous n'en sommes pas encore là. »


« Nous fûmes les seuls enfants bien portants de nos parents. Tous les autres, dont je ne me souviens pas, moururent trop tôt pour vraiment avoir vécu. Nos parents nous aimaient beaucoup, ils voulaient le meilleur pour nous. J'admets leur avoir donné du fil à retordre sur la question du mariage, entre autres.Nous avions une très bonne éducation, cependant, très centrée sur le maintien de la maison, mais ouverte sur le monde. Ce sont eux qui m'ont donné le goût d'apprendre, et les capacités. Nous connaissions l'histoire, la littérature, la géopolitique, quelques auteurs de philosophie, les Lumières en particulier. Nous jouions dans le jardin que vous voyez là, et je me souviens que nous avions un gros chien, que mon père emmenait partout, un Berger d'Alsace, je crois. Très affectueux. Nous l'avions récupéré car son précédent maître ne lui trouvait plus d'utilité, il était trop vieux. Il faisait un merveilleux compagnon de jeu. »


« J'avais cinq ans quand je rencontrai pour la première fois mon cousin, Maël de Péradec. A cette époque-là, je ne me doutais pas qu'il allait rester longtemps avec nous. Il était né un an avant Lorelei, de ma tante, Élisa, et de son mari,Emmanuel de Péradec. Élisa était la demi-sœur de mon père, ils avaient quatorze ans de différence. Cela ne les avait pas empêchés de très bien s'entendre et de faire suivre une correspondance régulière, où ils s'avisaient l'un et l'autre. Elle venait beaucoup au manoir, d'après ce qu'on a bien voulu m'en dire, car jene l'ai jamais connue, et montrait un caractère très doux, un peu effacé. Elle avait dix huit ans quand elle s'était mariée au comte de Péradec, vieille famille aussi, et de cinq ans plus âgé. Il portait envers elle bien plus d'attention qu'un mari envers sa femme,au départ. Elle était très belle, d'après le portrait que je garde dans une de mes galeries. Si vous voulez, je vous la montrerai.Quand elle fut grosse de mon cousin, il se désintéressa d'elle.Elle écrivait son chagrin à son frère, j'ai encore les lettres, et elle a passé cinq mois ici avant son accouchement. »


« Maël ne connut pas sa mère non plus. Elle mourut en voulant donner naissance à une petite fille. Elle est enterrée avec elle, d'ailleurs. Son père fut très attristé de cet événement; il aimait sa femme, malgré les maîtresse qu'il avait pu avoir les derniers mois. Toujours est-il qu'il en vint à se remarier avec l'une d'elle, la fille de l'un de ses partenaires commerciaux, Antoinette Mourdebois, une de la nouvelle bourgeoisie,et à ne plus supporter la vue de son fils, dont les traits s'affirmaient au fur et mesure de sa croissance. J'ai encore de la surprise à l'admettre, mais mon cousin aurait parfaitement pu se faire passer pour mon frère par le sang - bien qu'il eût été mon frère par le cœur - tant il nous ressemblait. Il avait largement hérité ses yeux bleu tempête et ses boucles noires des Douarnez,et je me demande encore ce que son père lui avait légué de physique. Ce furent dans ce cas ces yeux bleu tempête et ces boucles noires qui rendirent son père bien plus réticent à le rencontrer chaque matin. Quand sa nouvelle femme mit au monde sa nouvelle fille,Charlotte, il l'envoya à son oncle, ici même, prétendant que sa jalousie maladive l'avait poussé à faire du mal au nourrisson. Maël avait huit ans à ce moment-là, et se savait aucunement pourquoi son père l'avait envoyé dans une famille qu'il ne connaissait pas. Il ne lui avait jamais dit non plus que son avenir dépendrait de la décision d'un homme dont il ne se souvenait pas. Si mon père avait refusé de l'accueillir, il serait parti en pension jusqu'à ses vingt ans, et aurait fini par une carrière militaire. Mais il était hors de question que Maël n'ait pas l'éducation que Pierre de Douarnez aurait dispensé à son propre fils. Il se trouve que j'ai une excellente mémoire, et que certains épisodes de ma vie me reviennent avec précision. »


« Un matin, alors que nous jouions dans les jardins, on nous fit appeler dans la salle à manger, cette grande salle qui vous avez dû voir en entrant. Quand nous arrivâmes,Lorelei et moi, nos deux parents se trouvaient là, tendus. Mon père tenait par l'épaule un grand garçon, peut-être un peu plus vieux que ma sœur, aux grand yeux bleus perdus et inquiets. Le premier nous accueillit avec un sourire:

'Mes filles! commença-t-il. Je vous ai fait amener ici car je dois vous présenter un nouveau membre de la famille. Voici Maël, votre cousin. Il restera un certain temps au manoir, avec nous. Je vous prierai de lui offrir toute votre amitié et votre gentillesse, comme vous le faites de si bonne grâce avec toute la maisonnée. Maël, tes cousines te feront visiter l'endroit. Tes affaires sont montées.'


« Lorelei s'avança et le prit par la main. Mon tout nouveau cousin se raidit à son contact, mais finit par sourire timidement et la suivre. Méfiante, je les suivis de loin,m'attardant un peu sans que mes parents me voient.

'Vous avez bien fait, entendis-je dire ma mère. La pension aurait eu raison de lui.

– Je ne pouvais pas décemment laisser mon neveu se faire écarter de son foyer, répondit mon père avant de soupirer.

– Croyez-vous vraiment qu'il ait été capable d'user de violence sur sa sœur?

– Je l'ignore, Marie. Il se peut...

– Ce n'est qu'un enfant!

– Ce n'est que sa demi-sœur. Et comme vous le dites,c'est un enfant. Qui sait ce qu'il se passe dans cette tête? Il a pu se sentir abandonné, il est vrai que je n'ai pas vu mon beau-frère faire montre d'un peu d'attachement depuis qu'il m'a contacté. 

– Ne trouvez-vous pas cela étrange, justement? Qu'il ait voulu se débarrasser de son seul et unique fils?'

Mon père resta silencieux. Je me recroquevillai dans un coin, de peur qu'il me surprenne. Il répliqua finalement:

'Dans ce cas, il est d'autant plus juste pour lui de rester ici.' »



 « Je n'entendis pas le reste de la conversation.Dès qu'ils furent partis, je filai aux jardins et essayai de retrouver ma sœur et mon cousin. Ce dernier était-il à ce point mal loti? Avait-il vraiment fait ce qu'on lui reprochait? Pour le moment, je ne savais quoi penser, et demeurai dans le doute. »

Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant