Chapitre 5

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"Paris n'est peut être pas si infernal que cela, protesta le biographe.
- Biensûr que non, répondit Iris. Paris est une belle ville, à la pointe de la mode et des avancées quelles qu'elles soient. Mais cette société dans laquelle nous gravitions... Avez-vous déjà lu Balzac, Monsieur Dieudonné?
-Assez peu, je dois l'avouer.
-Balzac décrivait merveilleusement bien cette société, celle de la Restauration. Plus de nobles, ou très peu, qui cherchent à garder leur influence et méprisent les bourgeois, mais qui n'en ont plus pour très longtemps, et les bourgeois... Les bourgeois, ce sont les pires, Monsieur Dieudonné. Ils s'accrochent pour grappiller un peu de pouvoir; ils mentent, volent, trompent leurs conjoints et couchent avec d'autres, tout cela pour de l'argent. De l'influence. N'importe quoi qui pourrait les faire sortir du lot.
-Mais il me semble qu'Eugène de Rastignac était un noble?"
La vieille dame le regarda en biais.
"Certes. Et Maël était en quelque sorte Rastignac, à ces choses près qu'il a découvert le monde parisien bien plus tôt et qu'il s'en est toujours tenu à l'écart à moins d'avoir une affaire importante à régler là-bas. Mais il fut un temps où il faillit y être happé."

"Ce monde, bien que dangereux, m'avait plu dès que je l'avais découvert. À quinze ans, voyez-vous, nous étions des jeunes filles prêtes à être présentées au monde. Lorelei eut cependant peur lorsque vint son tour; elle ne voulait pas être seule. Maël accepta la première fois de l'accompagner avec notre mère; ils revinrent bien vite, ma sœur en pleurs et mon cousin le visage tuméfié."

"Mon père, qui lisait avec moi au grand salon en surveillant le bon déroulement de mes devoirs, fronça les sourcils en entendant le bruit de la voiture sur le perron.
'Vous croyez que ce sont maman et Lorelei? demandai-je avec espoir, me languissant déjà de ne pas y être avec elles.
-Elles ne devaient pas rentrer avant trois jours, protesta-t-il. Allons voir.'
Il me poussa légèrement pour m'obliger à avancer. Les domestiques s'activaient déjà, et mon père s'informa auprès d'un valet.
'Ce sont Madame votre femme, Mademoiselle votre fille et Monsieur votre neveu, Monsieur. Je vais de ce pas chercher un médecin. 
-Pourquoi, Alexandre? Que s'est-il passé? demandai-je.
-Votre cousin s'est fait malmener, Mademoiselle. Il lui faut des soins. Monsieur?
-Allez-y tout de suite.
-Bien, Monsieur.'
La nouvelle nous fit presser le pas. Nous arrivâmes dehors: Lorelei passa en coup de vent à côté de nous et monta les grands escaliers en vitesse, laissant un sanglot en suspens dans l'air. Ma mère regarda son mari, impuissante, puis reporta son attention sur Maël, qui se faisait aider d'un des valets.
'Que s'est-il passé? Pourquoi tout ce chahut?' interrogea mon père.
Il semblait aussi perdu que moi, et ma mère ne répondit pas.
'Pourtant, notre fille avait l'air d'être heureuse, en partant! insista-t-il.
-Mais notre fille était parfaitement heureuse en arrivant aussi! répondit ma mère, agacée. Seulement, je n'en sais pas plus que vous. Demandez à votre neveu, je suis sûre qu'il pourra vous éclairer!'
Maël baissa la tête, fuyant notre regard. Mon père soupira.
'Iris, va consoler ta soeur, veux-tu?'
Ce n'était pas vraiment le moment de protester, je l'avais compris, aussi je lui obéis et la retrouvai effondrée sur son lit.
'Ce sont tous des imbéciles! s'écria-t-elle, en pleurs.
-Qui, Lore?
-Ces garçons, à Paris! Je ne veux plus jamais les voir!
-Mais qu'est-ce qu'ils t'ont fait?'"

"Lorelei me raconta que tout avait bien commencé. Les dames s'étaient extasiées devant son teint diaphane et ses cheveux d'or pâle, l'avaient comparée à un ange, l'avaient toute voulue comme belle fille. Il est vrai que ma sœur avait le comportement idéal pour un mariage heureux. Notre mère avait vanté tous ses mérites, comme elle brodait bien, comme elle était accommodante et douce, et que sa dot était confortable. Elles ont toutes convenu que leur fils pourraient être bossu, boutonneux et boiteux, ils auraient tout de même de très beaux enfants. L'image de ma magnifique Lorelei, semblable à une apparition, épousant un laideron me fit frémir, mais je l'écoutai jusqu'au bout. Ensuite, elle avait eu une petite heure de répit et s'était promenée dans les jardins au bras de Maël, qui, comme à son habitude, jetait un regard noir à tous ceux qui s'intéressaient à elle de trop près tout en discutant agréablement avec. Et le drame était arrivé. L'un des adolescents, de l'âge de mon cousin, avait rétorqué:
'Comment nos mères veulent-elles nous marier si nos futures femmes sont protégées par des chiens de garde?
-Pour empêcher les loups de se jeter sur de pauvres agneaux, avait répondu Maël, impassible.
-Alors tu fais bien de nous la cacher, grand frère. Je n'ai pas besoin de la Vierge Marie pour femme.'
Lorelei l'avait retenu cette fois, et l'autre avait enchaîné:
'J'ai envie d'une femme qui s'y connaisse.
-Alors tu marieras une catin dans un bordel. Pas une jeune fille de bonne famille.
-Exactement.'
La réplique lui avait fait penser qu'il était irrécupérable, et il s'apprêtait à le laisser dans son misérable état d'esprit, quand l'autre avait ajouté:
'Comme ton père.'
Était arrivé le drame. D'autant plus que les amis du rustre s'étaient joints au massacre, heureux de pouvoir faire scandale pendant une réunion mondaine. Ce n'était pas juste. Maël était grand, avec une belle carrure, bien que fine. En combat singulier, il aurait anéanti chacun d'entre eux. Mais cela ne s'était pas passé ainsi, et eux s'étaient acharnés."

"Songeant que Maël se prenait toutes les remontrances, je descendis quatre à quatre les escaliers et retournai sur le perron, mais m'arrêtai derrière la grande porte en me cachant. Mon père et mon cousin étaient en pleine dispute.
'C'était votre sœur! Ma mère! Ils l'avaient insultée!
-Peu importe la raison! Tu n'as pas à réagir ainsi, en plein milieu d'un salon! As-tu un seul instant pensé à la réputation de ta cousine? Elle allait trouver un bon parti, là-bas!
-Ce n'étaient que des tordus, ils ne voulaient pas de Lorelei! Ils ne la méritent pas!
-Comment peux-tu savoir si elle ne les intéressait pas? Que sais-tu du mérite? Rien! Je t'ai accueilli comme mon fils, je t'ai donné l'éducation qu'il aurait eu, et voici comme tu me remercies? En détruisant les chances d'avenir de ma fille?
-C'est vrai qu'elle, au moins, elle en a un.'
Cette phrase fit retomber un peu la colère de mon géniteur. Interloqué, il lui demanda:
'Que veux-tu dire?
-Je l'ai protégée, mon oncle. Comme toutes les jeunes filles de bonne naissance sont protégées. Vous pourrez le lui demander. Ils l'ont comparée à une sainte nitouche, ont clamé qu'ils ne voudraient pas d'elle pour épouse. Ont traité ma mère de putain. Je l'ai défendue, et j'ai défendu mon honneur. Mais je vois que je n'ai pas le droit d'en avoir un, puisque je ne suis personne, même dans la famille où je croyais avoir ma place.
-Maël...'
Je vis mon père lui prendre l'épaule.
'Je te prie de m'excuser. Je me suis emporté trop vite. J'aurais fait la même chose, à ton âge. Mais apprend à dompter tes nerfs. J'irai à Paris dès demain pour jauger l'impact de cet accrochage, mais je doute que personne n'ait vu autre chose que quatre jeune homme s'acharnant sur un seul.
-Ils doivent être haut-placés.
-Sans doute. Mais j'ai des amis dans des hauteurs presque célestes, crois-moi. Ils ne s'en tireront pas ainsi.'
Maël eut un faible sourire, pour le remercier, et mon père lui répondit par un sourire plus grand, mais tout aussi sincère. Je le soupçonnai de le voir comme le fils qu'il n'avait pas pu avoir à cause de la trop grande fragilité de ses enfant, dont nous étions les seules rescapées, et je m'en réjouis. Si mon père le considérait comme son fils, je pouvais le considérer comme mon frère."

Théophile finit d'écrire, et attendit la suite. Iris regardait dehors d'un air rêveur.
"Quelques fois, commença-t-elle, je m'imagine nos silhouettes, dans le jardin. Celle de leurs enfants.
-Est-ce une bonne chose?
-Biensûr que ça l'est! Que croyez-vous? Nous vivions des temps romanesques, à cette époque. Pleins de rebondissements, parfois tristes, parfois heureux. Si différents comparés à cette triste et morne réalité."
Comme le biographe la regardait, sur le qui-vive, elle grogna:
"Vous ne voyez donc pas que le soleil se couche?
-Pourrais-je au moins savoir s'ils ont été punis?
-Vous le saurez demain. Dehors, Monsieur le scribouillard."
Théophile se résigna. Elle lui faisait confiance, c'était déjà ça.

Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant