2. Hak-céder

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Mycroft

Hakan Selens ne décroche pas un mot pendant plus d'une heure, l'aurais-je vraiment faite taire ? J'en jubile encore. La taquiner est devenu une passion tacite. Quand elle s'absente, j'essaye bien de m'occuper de la même façon avec d'autres, mais ces idiots n'ont aucune répartie !

Je suis sorti avec pas mal de jeunes étudiantes ici, c'est aussi une forme de distraction. Toutefois, il ne m'est jamais venu à l'idée de m'amuser de la sorte avec Selens. D'abord, parce qu'elle ne serait ni béate de mon prestige lorsque je l'aborde, ni désireuse de me plaire en se pliant à mes volontés. Cette fille a trop de répondant, ce qui n'est pas drôle quand mon but est juste de plaire sans prendre la relation au sérieux. Alors, nous passons notre temps différemment, ce qui n'est pas pour m'ennuyer puisque j'aime particulièrement son attitude désinvolte à mon égard.

Et puis, soyons réalistes l'espace d'un instant. Quand bien même je lui proposerais de passer une soirée en ma compagnie, elle refuserait en me riant au nez. Hakan Selens n'a que faire de la gente masculine, cela me remplit de curiosité à son sujet. Bref, pas de désillusion pour moi, en somme. Ce serait dommage. Pour faire court, j'ai appris à rester sur mes gardes, à me méfier d'Hakan et de son tempérament. Pourtant, c'est moi qui l'ai abordée le premier. Je m'en souviens encore, c'était l'année dernière.

À l'époque, nous suivions nos cours séparément, isolés d'un bout à l'autre de l'auditoire sans jamais nous intégrer à un groupe. Je suis convaincu que, pour elle comme pour moi, ce n'était pas un choix délibéré (même si c'est difficile à admettre) : les étudiants nous fuyaient. Dès le début, j'ai pensé qu'il était préférable de m'en faire une alliée plutôt qu'une ennemie. Je sais très bien ce que le nom de Selens veut dire, ce qu'il représente : son père n'est autre que le dirigeant et le fondateur de Selens Incorporation, la société de cyber-sécurité la plus à la pointe d'Europe. Dangereux, mais bénéfique : une drogue. Hakan est une forme de drogue. Bref, je m'égare.

Semaine après semaine, j'ai opéré une tactique de rapprochement très simple : s'approcher en avançant de place en place jusqu'à la rejoindre. C'est d'ailleurs elle qui a rompu la glace qui nous séparait ce jour-là. Je me souviens des seuls mots qu'elle m'ait accordé à ce moment-là :

– Tu viens pour me draguer comme tu le fais avec les autres minettes ?

– Ça t'arrangerait bien, j'ai rétorqué.

– Si tu m'assures que c'est pas pour ça que tu me colles aux baskets, tu peux rester.

– Sinon ? j'insiste.

– Sinon je me barre. Et arrête de sourire comme ça, t'as l'air bête.

Voilà comment cette « mésentente cordiale » a débuté. Depuis, nous fonctionnons comme cela, même pour nos exercices en groupe : personne ne veut travailler avec nous. Notre collaboration constante s'est imposée au fil du temps, finalement.

Aujourd'hui pourtant, c'est différent. Cette fois, j'ai un service à demander à Selens, plus que mon alliée, c'est ma sauveuse qu'elle va devoir être, maintenant. Coûte que coûte. Je tourne discrètement ma tête vers elle pour l'observer : crispation de sa main sur son stylo, l'autre sur sa jambe. Je comprends mieux pourquoi elle ne m'adressait plus la parole : elle lutte contre la douleur. C'est l'occasion rêvée pour sympathiser davantage, j'avais justement prévu quelque chose pour cette éventualité.

Je lui glisse un puissant antalgique sur la frontière imaginaire de nos deux bureaux. Je n'ajoute rien de plus. Hakan me regarde, lance un regard suspicieux vers le cachet que j'ai déposé à son intention, me regarde à nouveau. Je force un sourire pour avoir l'air avenant, elle se détourne en repoussant le médicament vers moi. Mais quel foutu caractère !

– Vas-tu vraiment supporter la douleur en silence toute la journée, Selens ? je demande.

– C'est toi qui me files la migraine, Holmes.

– Tu joues à quoi ? j'insiste. Tu es arrivée en retard, je suis prêt à parier que tu n'as pas pris ton traitement avant de partir de chez toi ce matin, sûrement trop occupée à te soucier de ta grande "fratrie".

– Et alors ? dit-elle sans en démordre. Qu'est-ce que ça peut te faire ? C'est mon problème.

– J'ai quelque chose à te demander, je lui avoue. Il faudrait que tu sois en état de m'écouter sans pour autant vouloir m'en coller dès que j'ouvre la bouche. Prends ce truc, attends que ça agisse et on en reparle quand tu seras moins irritable.

Elle émet un grognement d'approbation et s'empare de la capsule métallique. Elle enlève l'opercule et l'examine un instant. Ensuite, je la vois avaler le comprimé comme une friandise tout en haussant les épaules. Selens a donc bien l'habitude de consommer ce genre de drog... euh, de médicament. Depuis plus longtemps que je le présumais, peut-être. Sa jambe serait un problème depuis si longtemps ?

Pour la première fois, je m'intéresse véritablement à Hakan et son passé qu'elle n'ébruite jamais : c'est une simple curiosité que je n'avais pas encore laissé germer.

*

– Tu veux que je... quoi ? s'étrangle Hakan.

La jeune Selens en avale son thé de travers. Elle referme son thermos avec un air écœuré : je savais qu'elle n'apprécierait pas ma requête.

– Selens, j'insiste, tu as besoin de réussir ce cours. Mon frère aussi.

– Je me coltine déjà ta tronche dans quatre-vingt pour-cent de ma putain de vie estudiantine, c'est pas pour supporter un mini-toi les vingt pour-cent qui restent.

– Peut-être, je lui accorde, Il n'empêche que tu veux réussir ce cours de psychologie pour t'en débarrasser.

– Mouais, c'est vrai. Mais qu'est-ce que j'y gagne d'autre ?

– Mes notes ? je tente.

– Tu ne prends jamais notes, Holmes.

– Bien vu, ma gratitude alors ?

– Tu tiens vraiment à perdre ta dignité ? me lance-t-elle.

Elle est imbuvable, je la hais. Pourtant je suis là, devant elle, prêt à faire des concessions, même face à ce genre d'attitude.

– Écoute, je m'agace, votre cours va commencer. Tu vas lui parler ou pas ?

– Je vais lui parler, mais t'attends pas à ce que ça se passe comme tu l'entends. Et quel que soit le résultat, tu me dois un café demain matin pour le service que je te rends.

– Si ça peut te faire plaisir.

Je la regarde déployer sa canne et s'éloigner élégamment sans trop se dépêcher, malgré l'heure qui tourne. Finalement, j'ai obtenu gain de cause et sans trop de dommages : Hakan Selens est dans mon camp, cela me ravit.

*

Avec le recul, je me suis rendue compte d'une chose : le début de cette histoire, comme dans « Une colocataire irascible », commence avec Mycroft qui a une requête pour Hakan. Ce n'était absolument pas mon but !

Allez, réjouissez-vous ! Puisque ça suit le même chemin sans le vouloir, vous vous doutez que Sherlock arrive demain ! :)

Les Amis ProscritsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant