5. Bâtisseurs

39 10 9
                                    

Jamais un sommeil n'avait été à la fois réparateur et empli de cauchemars. Quand Rebecca ouvrit les yeux, la perte des membres du Chant la frappa comme un second réveil. Ce douloureux rappel fut suivi peu après par l'Hymne, dont l'obstination frisait maintenant l'insupportable.
Yuno avait installé, avant qu'elles ne se couchent, une sorte de sablier à neige chauffé par un feu de camp dont il ne restait à présent que des braises. Le volume d'eau potable obtenu indiquait le temps passé depuis la mise en place du mécanisme; seulement quatre heures.

Frappée par cette vilaine insomnie, elle jeta un œil sur ses camarades d'infortune. Yuno dormait à poing fermés, en boule dans un cocon de laine que quelques flocons parsemaient de cristaux. Sofi, en revanche, dormait adossée dans l'angle d'un titanesque mur. Avachie plus qu'assise, ses deux mains tiraient sur les bords de son bonnet pour y enfoncer son crâne. Elle n'avait pas réellement l'air de dormir, puisqu'à mieux la regarder, elle se balançait lentement d'avant en arrière avec une respiration légèrement saccadée. Ou peut-être même de très faibles paroles, s'évanouissant dans la nuit.

Rebecca hésita à se déplacer à ses côtés pour lui parler. Son regard se balada, dans son indécision, sur la façade fournie de contreforts et d'archivoltes gelés. Et se figea sur un détail qui fit sauter un battement de son cœur. Au creux d'une alcôve, quelque chose de difforme avançait lentement vers l'Ouest, se déplaçant contre le mur. La grande distance, la nuit et la torpeur du réveil l'empêchèrent de distinguer les détails de la bête, mais son esprit soumis à la peur se fit un plaisir de combler cette description.
Un petit corps, presque circulaire, rampait au mur grâce à... six ? Huit ? Dix pattes, peut-être, toutes courbées à la manière des contreforts et de leurs arc-boutants soutenant les phénoménaux bâtiments. Chacune se mouvait en même temps que les autres, se chevauchant dans une anarchie millimétrée pour porter le tout en avant.

Rebecca n'osa pas le moindre mouvement; c'était à peine si elle maintenait sa respiration. La chose l'avait-elle vue ? Elle semblait poursuivre sa route, à la verticale contre le mur, sans grandement prêter son attention au groupe. Sans doute était-ce une créature de la nuit, une sombre géniture du Froid, née et vivant à l'abri du regard pur de Soleil.

Alors que la Chanteuse regardait le monstre s'éloigner lentement, elle perçut d'autres mouvements similaires sur la même paroi. Sa peur l'avait tellement focalisée sur la première horreur qu'elle avait vue que le nombre réel lui avait échappé. Une dizaine, une vingtaine de ces monstres progressaient sur les voussures et les statues. Ils étaient tout aussi minuscules que les trois marcheuses dans la citadelle des géants, mais leur nombre et surtout l'étalement de leurs membres oblongs leur donnaient la forme d'une masse, peu soudée, mais bel et bien grouillante.

Un éclair de lucidité, poussé par une paranoïa justifiée, la força à lever les yeux vers la façade sous laquelle leur groupe s'était endormi.
Il y en avait d'autres. Vu d'en bas, ces enfants de la nuit dévoilaient l'entièreté de leurs difformités. Une tête seule, en deux morceaux, cachait un bec denté et claquetant entre les huit - il y en avait bien huit - pattes tordues qui adhéraient aux cristaux de givre couvrant les roches. Deux yeux mornes, aux pupilles presque rectangulaires, restaient immobiles au creux de leurs orbites flasques. Ils ne semblaient rien voir, préférant glisser en meute. Lentement et sans le moindre bruit.

Selon l'horloge à neige de Yuno, leur spectral passage dura environ une heure. Une heure de crainte autant que de mystères pour Rebecca, qui n'avait encore une fois jamais connu autre chose que la sécurité et le nombre du Chant.
Ces aberrations issues du Froid étaient-elles les mystérieux bâtisseurs du lieu ? Étaient-elles sentientes, conscientes, ou même réelles ? Elle se sentait comme à la sortie d'un rêve, incapable de discerner le vrai parmi les souvenirs flous et les images vaporeuses.
Sofi avait cessé son agitation, mais il était possible qu'elle n'ait jamais été perturbée nulle part ailleurs que dans les souvenirs de la Chanteuse. La nuit abritait-elle des mirages ?

Elle essaya encore de se rendormir, en chassant ces questions et ces images de sa tête. Le feu éteint, le silence était absolu et glacial. Une pensée lui vint, selon laquelle c'était le but du Froid: imposer un silence de mort sur l'entièreté de l'Exode. Cela expliquait la force des Chanteurs de l'Hymne, après tout. Si le Chant voulait revenir dans son esprit, c'était peut-être pour l'aider à vaincre cette dictature du mutisme instauré par le Froid lui-même.
Le sommeil tomba lentement, alors qu'elle débattait pour savoir si l'Hymne était possessif ou simplement protecteur.

Elle se réveilla alors enfin, incapable d'affirmer si c'était là son premier ou second réveil, ou même si elle ne dormait pas encore. Cette fois-ci, le feu offrait de sa lumière et de sa chaleur au groupe; mais s'était-il seulement déjà éteint ?
Ses deux camarades étaient déjà levées, apparemment depuis peu. Sofi resserrait les lanières et sanglait ses équipements, tandis que Yuno démontait l'horloge à poudreuse.
Ce fut cette dernière qui remarqua que Rebecca ne dormait plus, et elle la prévint d'un signe et d'un sourire que le départ n'allait pas tarder.

Oubliant presque les horreurs qu'elle croyait avoir vues dans la nuit, elle porta son aide pour finir l'empaquetage et partit finalement en suivant les autres, sans dire un mot de ces souvenirs substantiellement estompés.

L'Exode BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant