Une silhouette ankylosée par le dernier aboiement jaillit soudain du sol. Elle aspira tout l'air qui lui manquait, par grandes goulées avides, en se débattant encore contre l'étreinte doucereuse de son cercueil de neige.
Quand elle fut pleinement libérée de l'emprise du Froid, et une fois ses poumons apaisés, elle se permit d'observer le monde qui l'entourait.Sans surprise, le monde en question n'était que plaines hautes et basses collines. Quelques titanesques structures se dressaient au loin, peintes par le givre et empreintes de mystères. Mais plus que ce qu'elle pouvait voir, c'était une absence qu'elle remarqua en premier lieu.
Le Chant du Nadir n'était plus là. Plus en vue, du moins. Ni sa mélodie entêtante ni les traces des pas sur la neige ne témoignaient de son passage.
Rebecca, car tel était son nom, pivota sur elle-même à la recherche d'un quelconque indice. Gelée jusqu'aux os, elle retrouva l'éclat de l'Œil de Soleil dans le ciel. Ce dernier rayonnait bien loin, bien plus loin qu'il ne l'avait jamais été aux yeux de la jeune femme.
Elle se trouvait encore dans le jour, mais sans doute aux frontières de celui-ci. Paniquée, elle fit alors ce qu'elle avait toujours fait jusque-là : elle marcha vers le Nadir.Elle se devait de marcher, au delà de toute fatigue, jusqu'à ce que son ombre disparaisse sous ses pas.
Alors seulement elle pourrait s'accorder le repos, les soins et du temps pour elle-même.Autant dire, étant donnée la distance qui la séparait du Nadir et qui s'allongeait lentement, qu'elle n'était pas prête de se permettre la moindre attention avant un bon bout de temps.
Elle ne perdit donc pas plus de ses précieuses secondes, et se mit machinalement en route, en se servant de son ombre comme boussole.
Par habitude, sans doute, elle fredonna la mélodie de l'hymne du Nadir pour rythmer ses pas.La voilà donc, parcourant les nivales landes de l'Exode. Séparée du Chant, mais néanmoins accompagnée dans ses efforts.
Accompagnée dans un premier temps d'un détail qui ne pouvait pas échapper quand on observait la marcheuse du Chant : dans le dos de cette dernière, deux petits yeux ronds observaient le monde.
En effet, sanglée comme un sac, une sorte de sauterelle géante mais sans pattes habitait l'équipement de Rebecca. L'insecte estropié mesurait de la nuque de sa porteuse, où reposait la tête, jusqu'à son bassin, hauteur à laquelle le bout du corps de la créature remuait timidement. Ils étaient appelés wetas, et étaient sans doute la seule faune à ne pas suivre Soleil dans sa lente course vers l'horizon.
Pour finir sur ce weta nommé Sigma, un filet finement tressé lui recouvrait l'abdomen, formant un sac aéré où tombaient les œufs pas plus gros qu'un raisin de l'orthoptère aptère.Dans cette toile, justement, dormait à serres closes une petite buse effraie. Le rapace, appelé Alif, n'apportait jamais rien à Rebecca lors de ses innombrables chasses en haut vol, mais le simple fait de le voir planer au dessus des landes suffisait à rendre heureuse la jeune femme. Elle espérait que, depuis tout là-haut, Alif pouvait voir les couleurs qui attendaient derrière l'horizon...
Pour parachever la présentation de l'animale compagnie de Rebecca, le rabat de sa sacoche fut timidement poussé de l'intérieur par un museau frémissant. Le rat, une fois pleinement extirpé de la poche de cuir, fut porté jusqu'à l'épaule de sa maîtresse d'une main attendrie. Le petit rongeur, Zivète, frotta son rugueux pelage contre la joue de sa porteuse.
Elle marchait maintenant depuis assez de temps pour pouvoir estimer la direction que prenait l'Œil de Soleil, et donc pour théoriser sa position relative au Nadir. Elle semblait être légèrement au nord de l'équateur, la ligne droite que suivait Soleil à travers l'Exode, et donc se trouver à l'est nord-est du Nadir.
Le regard de Soleil portait loin, mais s'éloigner trop de son Œil unique signifiait marcher en pleine nuit, et donc à la merci du Froid. Et ce, que ce soit en dérivant de l'équateur vers le nord ou vers le sud, ou bien en marchant trop lentement pour rester sous l'égide de Soleil.Rebecca piocha, d'une main droite déjà tremblante, l'un des œufs de Sigma qui reposaient dans son filet. Un épais ruban enroulé autour de celle-ci masquait la plus douloureuse des marques que pouvait laisser une morsure du Froid. Son pouce, son index et son majeur pouvaient à peine se mouvoir -juste assez, en fait, pour s'emparer d'un œuf. Les deux doigts restants, en revanche, ne comptaient qu'une seule phalange chacun. L'engelure, la marque des crocs du Froid qui dévorent les chairs, s'était depuis longtemps déjà repue des segments manquants.
Sa main gauche, heureusement, portait un gant de fauconnier qui empêchait la morsure du Froid d'y enfoncer ses dents et donc de causer son funeste sort.Elle goba l'œuf mou, à peine cristallisé par le givre. En réponse, un léger frisson remonta ses vertèbres, réveillant son corps engourdi par la fatigue, le froid et la solitude.
Aucun de ses familiers ne chantait avec elle l'hymne du Nadir, ni ne lui donnait la même force qu'un groupe uni contre le Froid et dans un but commun.
Uni. Uni, vraiment ? Rien n'existait réellement à part la marche lorsque le Chant traçait ses empreintes. Ceux qui s'écroulaient, épuisés, étaient portés par les autres, mais jamais la horde ne devait s'arrêter avant que leurs ombres ne dépassent deux fois la taille des marcheurs de première ligne.Et donc... personne n'avait pris le temps de compter les membres du groupe à la fin de l'aboiement. Peut-être même marchaient-ils encore et n'avaient-ils même pas remarqué son absence.
"Trahie" fut le premier mot qui lui vint à l'esprit, suivi par une cohorte de synonymes et d'angoisses aiguës. Son cœur frappa contre sa poitrine et ses pas s'enchainèrent plus vite, plus frénétiques.Sa vie n'avait jamais été que le Chant; elle aurait -et avait déjà- tout donné pour le groupe, et ce dernier n'avait pas daigné l'attendre, la chercher, ou mourir pour elle qui se sacrifierait pour lui ?
Elle refoula ces pensées, avec le même effet que si elle repoussait un seul charognard alors qu'une meute entière la cernait.
Le Chant se faisait un sang d'encre pour elle.
Rupert, qui avait élevé Alif quand il était poussin, remarquerait bien son absence. Lui ou Christian, qui menait leur quart-troupe. Ou n'importe qui d'autre...Tout le monde allait arrêter la marche pour partir à sa recherche. Elle aurait fait la même chose pour n'importe lequel d'entre eux.
Le Chant se le devait, il ne pouvait en être autrement.Ses pas se firent plus maladroits, mais plus rapides également. Elle allait rejoindre le Nadir, retrouver les autres, et ensemble ils marcheraient encore, des jours, des mois, des années s'il le fallait, et elle verrait les couleurs de son vivant.
Son équipement n'était pas fait pour la course; Sigma pesait sur son dos, sa sacoche bringuebalait à tout va, Zivète manqua plusieurs fois de tomber de l'épaule qui lui servait de perchoir, et les bonds incessants de son sac de toile réveillèrent Alif qui piailla de mécontentement avant de suivre la marcheuse depuis le ciel.
Tous ces encombrements donnaient à Rebecca une course chaotique et agitée. Son souffle s'accélérait, rauque, ses inspirations de plus en plus profondes épuisèrent ses poumons. Ceux-ci furent comme un soufflet sur le feu qui s'était allumé au fin fond de sa poitrine.Elle survivrait, allait rejoindre le Nadir, et verrait de ses propres yeux les couleurs que Soleil leur avait promises.
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L'Exode Blanc
Fantasía« Régie par la louve cruelle qu'est le Froid, La nuit impose à tous un silence de velours. Sous l'Égide de l'Œil marchent sans fin ses proies, Intouchables en Nadir, comme dans tout le jour. Les couleurs sont absentes, et l'horizon un but Que le do...