23. But

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Rebecca marchait.
Cela avait toujours été le cas. Et le sera toujours, espérait-elle en son for intérieur. Mais jamais elle ne s'était demandé "pourquoi ?"

Pour vivre, bien évidemment. Marcher pour vivre, vivre pour marcher, rester dans l'égide de l'Œil de Soleil, ne pas se perdre dans la Nuit.

Mais pour quoi faire ?

Pour atteindre les couleurs ? Elle y croyait toujours, aux couleurs. Mais elle commençait à se dire que, à l'instar des millions d'âme qui l'avaient précédé sur l'Exode, les couleurs promises ne viendraient pas avant son dernier pas.
Et dans ce cas là, cela voudra-t-il dire qu'elle avait marché pour... rien ? Pour un but qu'elle n'avait jamais atteint ? Pour un objectif inachevé ?

À quoi cela pouvait bien servir de ne vivre que pour un but perdu d'avance ?
La question lui glaça le sang. Est-ce que cela valait le coup de marcher juste pour avoir, même pas une chance, mais juste un infime espoir que cela serve ?
Et encore, servir à quoi ? Elle s'imagina face aux couleurs : et après ? Elles devaient changer le monde, amener un jour nouveau, abolir la tyrannie du Froid et remplacer le Blanc. Et après ?

Qu'y aurait-il, après l'avénement de ce que tout l'Exode ne faisait qu'attendre ? Attendrait-on encore ? S'arrêterait-on ? Les couleurs suffiraient-elles en elles-mêmes à combler leurs vies ?

Le doute fut si fort que Rebecca se laissa sursauter par un sanglot défaitiste. À quoi servait le monde ? À quoi servait-elle ?

Elle s'arrêta.
Sofi, qui marchait derrière elle, ralentit ses pas, puis se stoppa également, à côté de sa compagne de route.
« Est-ce que ça va ? demanda-t-elle, inquiète.

Le visage en larmes de l'ancienne chanteuse parla pour elle-même.

Sofi tendit les bras, et l'en entoura son amie dans une embrassade silencieuse. La tête de Rebecca se lova sur l'épaule bienveillante et laissa les pleurs de ses peines couler.
La paria, pour en avoir subi un bon nombre, savait que les obstacles de l'Exode étaient bien plus dangereux pour l'esprit que pour le corps. Or, si l'un des deux seulement craquait, cela signifiait le dernier pas - le trépas.

— Où va-t-on ? demanda Rebecca quand ses larmes furent enfin taries. Quelle raison nous pousse à avancer encore ?

Sofi serra davantage son amie dans ses bras.
— Nous allons jusqu'au Nadir, où nous retrouverons le Chant.

— Pour répéter l'Hymne jusqu'à notre dernier pas ? Ça n'est pas un but, c'est... une fuite. Je ne veux plus y retourner ; c'est une vie que je ne veux plus. Je ne veux plus vivre pour un dogme sans me poser aucune question.

— Tu as pu te fixer sur ta relation avec l'Hymne ? »

Rebecca réfléchit. Les paroles lancinantes de son ancienne vie ne l'avaient pas hanté depuis... le départ de Yuno, sans doute. Ou bien depuis le douloureux aveu de Sofi sur sa nature de Touchée.
Ces deux souvenirs exhumés ravivèrent son mal-être, lui arrachant quelques nouvelles larmes. Combien de souffrances avait-elle connu depuis ce maudit aboiement ? Elle avait certes découvert bien plus de la vie que durant le reste de sa marche au sein du Chant, mais à quel prix ? Elle n'avait plus de but, plus d'objectif. Plus rien pour la faire marcher.

Sa relation avec l'Hymne ? Il ne l'accompagnait plus, il ne l'aidait plus à marcher. Rebecca, qui avait pourtant lutté contre l'emprise dogmatique de ce chant, se sentait maintenant seule. Abandonnée par des paroles dont elle ne se souvenait plus que du rythme. Elle se sentit prier pour revenir à son insouciance première, se remettre entièrement, corps et âme, aux volontés du Chant du Nadir.
Mais elle savait qu'elle ne pouvait plus.

Sentant Rebecca appuyer sur son épaule tout en pleurant, Sofi la garda dans ses bras, et lui avoua :
« Je ne crois plus aux couleurs. Je ne crois plus à l'Hymne. Je ne crois plus en grand chose. Et pourtant, je marche encore. Alors que le Froid m'a déjà invitée, et s'acharne à me tenter encore. Alors que le Chant m'a reniée. Tu sais pourquoi je ne m'arrête pas ?

Rebecca se détacha de son amie, et lui fit face, toujours enlacée. Elle secoua faiblement la tête pour dire non.

— Je continue justement parce que je ne vais nulle part. Je ne marche pas pour l'Horizon, ni pour les Couleurs : je marche pour apprendre, pour découvrir, pour expérimenter, parce que c'est tout ce que je peux faire de là où je suis. Je marche juste pour savoir quelles surprises me prépare l'Exode. »

Leurs regards plongèrent l'un dans l'autre. Rebecca parvint à dessiner un petit sourire de ses lèvres, et reprit Sofi dans ses bras. Elle sentit un poids, comme une mâchoire figurative qui lui enserrait la poitrine, la libérer et disparaître.
Zivète grimpa jusqu'à son épaule pour frotter son pelage rugueux contre sa joue, et Alif se posa non loin, ses serres sans proie s'enfonçant dans le manteau de neige.
Les incertitudes et la solitude de Rebecca semblèrent la déserter, à l'exception d'une blessure trop récente pour s'être résorbée.

« Yuno me manque, lâcha-t-elle.

— Moi aussi, Rebecca, consola Sofi en serrant la tête de son amie dans ses bras. Moi aussi. »

Elles se recueillirent un moment en silence, laissant Soleil s'éloigner un peu.

L'Exode BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant