10. Nuit

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La perte de conscience de Rebecca ne fit que dangereusement confirmer les doutes que les deux Parias portaient quand à l'engelure de sa main. À présent que le Froid était dévoilé, la pauvre devait à présent être en pleine discussion avec l'entité nocturne. Une discussion difficile, faite de susurrements auxquels ne répondent que des doutes.

Mais cela, Yuno le savait déjà. Depuis bien quelques heures à présent, elle suivait ce second Soleil, le deuxième œil du guide, celui qu'elle était seule à voir. Les chuchotements que le Froid lui adressait étaient si forts que ses fins cheveux de soie se balançaient sous son souffle. Son ombre s'étendait devant elle, et ses pas s'enfonçaient dans le pelage de la bête, qui n'avait jamais semblé aussi doux et attirant.

« Prend soin d'elle. » avaient été ses derniers mots avant de partir, sans tenir compte des supplications de Sofi. Ç'aurait été mentir que de prétendre ne pas les avoir entendu, ou de dire que son cœur ne se brisât pas sous ces adieux. Elle n'avait même pas eu le courage de jeter un dernier regard en arrière.
Mais il lui fallait savoir. Il lui fallait parler au Froid, comprendre pourquoi. Et sans dire que cela importait bien plus que Sofi ou que Rebecca, cette quête valait aux yeux de la Paria des sacrifices bien plus lourds.

Yuno aimait penser que chaque choix qu'elle prenait, inconsciemment ou non, créait quelque part un nouvel Exode, où tout serait identique à l'exception de la décision prise. Quelque part, donc, une Yuno avait décidé de rester auprès de ses amies, de suivre Soleil et de voir les Couleurs.
Bien sûr, elle enviait cette Yuno-ci. Mais trop longtemps s'était-elle contenter d'imaginer que d'autres Yuno étaient parties poser leurs questions au Froid. Et bien trop souvent avait-elle envié, dans l'autre sens, celles-là même qui avaient eu le courage d'aller s'emparer de ses réponses.

Du courage ? Ou de la folie, sous une certaine forme. De l'égoïsme sous une autre. Mais encore de la lâcheté; la couardise de fuir une vie sans réponse, et du refus du simple contentement des mystères de l'Exode. Non, bien sûr, il lui fallait tout savoir, même au prix de sa propre vie !

De toutes les façons, il était bien trop tard pour revenir en avant. Le regard de Soleil n'éclairait presque plus rien, et le ciel avalait à présent toute la lumière. De légers flocons en voltigeaient mollement, rares restes des rayons digérés par le Froid.
Au sol, la fourrure de la nuit n'était plus uniforme, mais se prêtait au dessin de rives ondulées et de runiques rides. Par vagues immobiles, Il peignait son pelage de motifs tribaux que Yuno devait piétiner, non sans une certaine gêne vis-à-vis de ce travail minutieux s'effaçant sous ses pas.

Devant elle, un cercle de lumière bleutée, pâle copie de l'Œil de Soleil, guidait sa route. Ses souffles, surtout, lui lacéraient la chair. Même à travers ses épaisses laines, elle pouvait sentir et pâtir des morsures épouvantables que le Froid lui assénait. Son visage, à moitié protégé par une simple écharpe, subissait à plein crocs les assauts du Monstre de la nuit. Elle était dans Son domaine, et Il voulait qu'elle en soit pleinement consciente.

À chaque instant.

Il ne s'agissait pas d'une mise au défi, pas plus que d'une cruelle bienvenue. Le Froid annonçait simplement que la marcheuse avait pénétré Son territoire. Finis, les murmures et chuchotements qu'Il lui avait sans cesse adressé quand elle résidait encore sous l'égide du jour. À présent, Ses paroles la frappaient avec l'entièreté de leurs forces. Soleil avait peut-être été une muselière, une censure à Ses cris, mais au sein de Son royaume, nul ne pouvait Le faire taire.

Qu'avait-elle espéré ? Une simple entrevue avec le père de tous les maux de l'Exode, avant de poursuivre sa marche et sa vie vers l'horizon et les Couleurs promises ?
Elle était bien consciente que s'enfoncer dans la nuit était un aller simple. Que quelles que soient les réponses à ses questions, elle serait la seule à pouvoir en profiter. Et qu'il n'était pas exclu que son sacrifice ne lui offre rien d'autre que d'horribles souffrances entre les griffes du Froid.
Mais elle s'imaginait prête. Elle pensait avoir pesé tous les risques. Et elle estimait que ne rien apprendre malgré son essai était grandement préférable à ne rien savoir sans avoir rien tenté. Qu'est-ce qui pouvait valoir plus que la découverte des plus grands secrets de l'Exode ? Le Froid avait-Il un but ? Y avait-il une vie après la nuit ? Quelle était sa propre place, au sein de cet univers si vaste et si vide ? Elle espérait enfin l'apprendre.

Et puis, elle ne dormait pas quand le Sifal l'avait opéré. Elle avait entendu le point de vue de cette culture étrangère. Le Froid pouvait ne pas être le Mal que tous s'imaginaient ; Il pouvait être pour elle un chemin vers un meilleur soi. Une version plus complète d'elle-même. Une alternative à Soleil vers un accomplissement personnel.

Tant de mots bien tournés pour se convaincre elle-même que son choix était le bon. D'un autre côté, se lamenter sur le destin qu'elle avait choisi ne pouvait rien lui apporter d'autre qu'une détresse dont elle n'avait pas besoin. Elle n'avait plus qu'à marcher, en quête de résolutions, en attente de réponse.

Devant elle, une pesante bourrasque s'engouffra sous une botte de neige bien plus épaisse que les autres monticules striés de vagues dures s'accumulant sous la nuit. Dans un premier temps, la masse ne fit que se soulever, subjuguant la marcheuse solitaire. Puis le souffle la perça, et la disloqua avec furie en une avalanche qui s'abattit sur Yuno, s'étala tout autour et recouvrit les motifs complexes du manteau de fourrure par une neige grossière.
La Paria perça son cercueil, gouvernée par son instinct, et s'en extirpa avec difficulté des causes de son bras unique. Tout autour d'elle, le même spectacle se répéta : un pan du pelage du Froid s'arrachait partiellement du sol, se courbait comme une vague sous la tempête, puis se pulvérisait en avant.

Yuno calmait encore son cœur et son souffle, essayant de tenir tête aux aboiements de plus en plus violents de la bête de la nuit, quand un monstre tomba du ciel, face à la marcheuse.

Des ailes aux plumes de glace se déployèrent lentement, secouées par les hurlements du Froid, découvrant un corps de chair autant que de gel. Son visage se leva, presque humain, doté d'un nez si droit qu'on eût dit un bec, d'une bouche sans lèvres arborant des dents de glace, mais surtout de deux yeux sans pupilles braqués sur une Yuno en contreplongée qui n'osa pas esquisser le moindre geste.

« De... la chaleur... râla la créature rapiécée par le gel en étirant un gigantesque sourire malsain de sa mâchoire nue.

Donne-m'en... donne-moi... ta chaleur... »

L'Exode BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant