6. Leykochires

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Tout est blanc. Ces trois mots, refrain de l'Hymne, voulaient à la fois tout et rien dire. Ils référaient à l'état actuel de l'Exode, qui viendrait fatalement à changer lors de l'avènement des Couleurs, mais personne n'en savait bien plus.
On imaginait que Blanc voulait dire Froid, ou au moins seulement son pelage de neige étalé sur tout l'Exode, et que ce dernier était donc partout. On pensait que le message affirmait que la route serait longue, mais que les valeureux auraient le droit à la promesse. En fait, chacun y entendait ce qu'il voulait entendre, mais tous les chanteurs répétaient inlassablement cette vérité générale.
Malgré le fait que le sens de Blanc aie été perdu au fil du temps...
Personne ne retenait ni ne comptait les générations écoulées : à quoi bon ? l'Exode n'avait pas connu de départ, il en avait toujours été ainsi. Peut-être que l'espoir se perdrait si les marcheurs apprenaient le nombre de celles et ceux qui avaient marché une vie entière, puis été avalés par le Froid sans jamais avoir vu les Couleurs.

Rebecca se demanda alors si elle les verrait vraiment de son vivant. Puis elle esquissa dans son esprit l'idée selon laquelle l'Exode ne vivait pas dans le présent, mais dans l'espoir d'un futur qui masquait les fantômes d'un passé terrifiant. Et la marcheuse avait fait l'erreur de s'intéresser un peu trop près du passé, alors que rien ne lui permettait de lui donner une forme.

Puisqu'elle s'interdisait de laisser l'Hymne l'accompagner, elle essayait tout de même de comprendre pourquoi elle ne voulait plus le chanter. Son introspection passait donc fatalement par le prisme de l'analyse, mais il lui était difficile de juger le Chant qui l'avait vu naître, exercer ses premiers pas, puis tous les suivants jusqu'à... il y a moins de deux journées, au total.
Mais les deux dernières journées en question avaient été les plus fournies en réflexions de sa vie entière. L'Hymne empêchait-il de penser à ce point ?

Yuno s'arrêta soudainement. Au milieu de rien de particulièrement notable; deux statues géantes pointaient leurs lances l'une vers l'autre des deux côtés de la vaste avenue, des tours grattaient le bas-ciel, et la masse architecturale dans son ensemble empêchait toujours Soleil de poser son regard sur elles.
Sans un mot, elle ouvrit son sac dans la précipitation, et en sortit des morceaux de métal et de bois qu'elle assembla pour créer deux bâtons d'un mètre de longueur environ. Sofi, en assistant à cet étrange rituel, sembla tout à coup inquiète et à l'affut du moindre mouvement dans les ruines. Moins inquiétée cependant par le comportement de son amie que par ce qu'il présageait.

« Que se passe-t-il ? demanda Rebecca, que la crainte infectait à son tour.

— Un danger arrive, lâcha Yuno en frottant les deux pièces de son briquet pour allumer le bout des torches. Il me l'a dit.

— Qui ça, "il" ?

La marcheuse mit feu aux deux torches, puis observa Rebecca comme si elle avait oublié qu'elle était là. Elle bafouilla un moment, honteuse. Comme si elle venait de révéler par erreur un lourd secret.
Sofi y coupa court en s'emparant d'une torche et en répondant :
— Il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas savoir, Rebecca. Pour toi comme pour nous toutes.

La chanteuse préféra ne pas insister, ce que Yuno remercia d'un léger sourire avant de brandir son flambeau contre les ténèbres. Jusque là, Rebecca n'y avait pas réellement fait attention, mais si Sofi semblait plus forte grâce à son caractère, Yuno était bien plus grande et solide en dépit de son air ingénu.
— Met-toi à l'abri derrière nous, conseilla-t-elle à Rebecca, restée désarmée.

— Que craint-on ? s'enquit la fauconnière en se glissant derrière ses protectrices.

— Des enfants du Froid. Ils vivent dans la nuit, mais s'ils étaient dans la citadelle quand celle-ci est entrée dans le jour, ils doivent y être bloqués.

L'Exode BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant