12. Erzira

25 9 3
                                    

La harpie gelée fit quelques pas maladroits vers Yuno, tétanisée. Les jambes de la créature étaient atrophiées, et un segment de glace cylindrique séparait les chevilles de leurs pieds. Ses bras n'étaient pas en reste, car ces deux membres semblaient écartelés, de longues masses de gel soudant grossièrement les articulations entre elles. Les mains, en revanche, avaient été raccrochées dans le mauvais sens, et leurs doigts avaient subi la même chirurgie glaciale pour chacune de leurs phalanges. C'étaient à ces doigts, faits de plus de glace que de chair, que pendaient des centaines de fins stalactites plats, nervurés à la manière des plumes.

Son regard vide scrutait toujours la face devenue livide de la marcheuse quand la créature éclata d'un rire strident.
« Si tu t'étais vue ! se moqua la harpie en affichant un immense sourire de ses dents de glace sans lèvres. Que cherches-tu ici, ma jolie ?

Yuno recouvra quelques de ses esprits. Tremblante de froid autant que d'effroi, bien que soulagée que la bête ne lui veuille - peut-être - aucun mal, elle parvint à lui répondre.
— Des réponses, souffla-t-elle à mi-voix tremblante. Le vacarme de la tempête couvrit ses mots, mais le monstre comprit tout de même.

— Ooh... tu cherches à atteindre le vrai toi ? On peut trouver bien des choses, dans la nuit, mais ce que l'on y cherche est souvent qui l'on est.

— Les réponses que je cherche dépassent de loin ma petite personne, précisa la marcheuse dont les battements de cœur revenaient progressivement à la normale.
L'apparence de la bête, pour une quelconque raison, sembla ne pas plus la déranger que le simple effet de surprise.

— Détrompe-toi, ma jolie. On en apprend beaucoup en se découvrant soi-même. La nuit le permet, car tu n'es vraiment toi-même qu'une fois libre du jugement des regards. Et quel regard plus inquisiteur que celui de Soleil, hein ?

— Je... je ne sais pas, avoua Yuno.
Elle ressentit une profonde gêne s'installer en elle. L'aspect odieux de la harpie lui semblait authentique, en comparaison du sien. Elle réussit à mettre le doigt sur ce ressenti, sans pouvoir y poser de mot précis; il s'agissait de ce sentiment qui ronge la conscience lorsque l'on ment, sans raison particulière, à quelqu'un que l'on aime, ou envers lequel on a de l'estime.

— Moi je sais, chérie. Tous les Anges passent par là. Écoute, je rejoins les autres. Tu me suis ou pas, c'est toi qui décide. Si tu préfères te chercher sans aide, je te dis maintenant que ce fut un plaisir. Autrement, à tout à l'heure. »
Sur ces mots, et avant que Yuno ne puisse dire quoi que ce soit, la créature leva son buste fébrile cousu par le givre, et s'envola en battant avec maladresse de ses ailes fabriquées.

Les hurlements du Froid n'avaient pas faibli, même si les amas de fourrure éclatés se faisaient plus rares. Mais surtout, les aboiements semblaient bien plus vivables. Pour sûr, les crocs s'enfonçaient encore avec supplice dans la chair de la marcheuse, en particulier au bras qui lui manquait, mais la douleur semblait presque supportable.
Yuno vit la silhouette de l'étrange volatile se découper dans les cieux, s'enfonçant plus loin encore dans la nuit. Avant de la suivre, elle jeta un œil en arrière, vers l'Ouest, vers Soleil. Jamais elle ne l'avait vu aussi proche de l'horizon, comme s'il allait passer derrière cette ligne. Ou simplement s'écraser sur l'Exode.
Détournant le regard de celui du guide qu'elle avait abandonné, elle marcha sous le sillage de neige que traînait l'oiseau. Elle se demanda d'ailleurs comment il était possible de voler contre des vents aussi forts.

Après un certain temps pendant lequel rien de particulièrement notable ne se déroula, en dehors de l'arrêt du phénomène des masses de neige brisées, la harpie se posa au loin sur une sorte de potence rachitique. Un grand marcheur tordu avançait non loin, boitant et hagard.
Ce ne fut qu'en se rapprochant qu'elle put discerner ce qu'étaient les membres de ce trio.

L'étrange marcheuse-oiseau était juchée sur une maigre patte de glace, ployée sous le poids de la créature. Des pattes de ce genre, qui ressemblaient beaucoup aux longs membres articulés des wetas, étaient au nombre de quatre, et jaillissaient toutes d'un même point : le dos écorché d'un marcheur amorphe, retenu un mètre au dessus du sol par cet échafaud de glace. À chaque enjambée des fragiles pattes géantes, toute la structure se secouait dangereusement, puis se stabilisait durant de très longues secondes avant de mouvoir une autre de ses jambes. Le corps du marcheur en lui-même était insensible, immobile et couvert d'un épais cocon de givre. À l'instar des statues des ruines, donc, mais sa taille était beaucoup plus raisonnable.

À côté, un autre homme marchait. Il était étiré vers le haut et courbé en avant, ses vertèbres imitant sans doute la forme des voûtes et des ogives. Celui-ci n'avait que deux jambes, mais bien des chairs de ces dernières manquaient au grand tout. De même, ses deux bras se révélèrent incomplets. Des annexes glaciales s'étaient formées au bout de ces membres, formant des ersatz grossiers de mains et de mollets.
Il semblait cependant que ces mêmes substituts étaient la cause des pertes de chair, rongeant lentement les membres afin de les remplacer. La marche ne lui était pas plus aisée que celle de son confrère, car les compléments de glace des jambes se fixaient au sol dès qu'ils s'y posaient. Chacun de ses pas demandait donc visiblement un grand effort pour décoller son pied du pelage du Froid, ce qui expliquait l'air hagard que Yuno lui avait trouvé au premier coup d'œil.

De même qu'avec la marcheuse-oiseau, chacun de ces corps mutilé par le Froid semblait honnête. Alors même que le sentiment du mensonge se développait, sous la forme d'une boule d'anxiété pesante, sur le cœur de la marcheuse.

« C'est elle ! annonça la harpie à l'approche de Yuno. Du haut de son morbide perchoir, elle déploya une de ses ailes pour présenter ses camarades de marche.
Je suis Erzira. Voici Opilio, nomma-t-elle le corps ballant et ballotté par sa potence de glace, et Rudot. Ensemble, nous allons t'aider à te retrouver dans la nuit, et à devenir une Ange à ton tour !

— Une... Ange ? demanda confirmation Yuno, encore impressionnée par l'inventivité dont avait fait montre le Froid pour dénaturer ces marcheurs.

— Oui, une Ange ! Une Angelée ! »

L'Exode BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant