Cernées.
Les centaines de rats, immobiles comme des statues de neige, cernaient Rebecca et Sofi. Parfois, elle en surprenaient un qui courait vers elles, dépassait ses congénères de quelques centimètres, puis se figeait aussitôt, dressé sur ses deux pattes arrière. Petit à petit, le cercle se refermait.À la fois curieuse et de plus en plus inquiète, Rebecca attendait de voir où cette horde voulait en venir. Si cette dernière montrait une intention belliqueuse, elle n'avait qu'à courir loin d'eux et de leur petites jambes.
Finalement, un rat bien plus gros que les autres mit fin à cette mascarade, se détacha du cercle et s'approcha des marcheuses. Le dos voûté et ses petites griffes avant grattant sans cesse le dos de ses mains, il leur jeta un regard presque mauvais.
Malgré sa taille relativement petite - il devait mesurer un bras tendu de long, sans sa queue -, sa voix se fit clairement entendre.« Le mot Matin nous parvient des temps oubliés. Il signifie « début de la journée » ou bien « début du jour. »
Il se tut un court instant, plissant trois fois son museau par spasme.— Où est le Matin ? reprit-il. Soleil avance de l'est vers l'ouest. Le début du jour commence donc là où Soleil observe de nouvelles terres, soit à l'Ouest. Mais nous autres, rats et marcheurs, nous réveillons alors que Soleil s'est déplacé durant notre sommeil. Le début de la journée est donc pour nous l'Est. Donc : où se trouve le Matin ?
Un autre rat, derrière Rebecca et Sofi, poursuivit l'énigme. Celui-ci était également plus imposant, mais son aspect trapu et son oreille droite grignotée le différenciait du premier.
— Le mot Soir veut dire « fin de la journée » ou alors « fin du jour ». Où est le soir ?
Soleil abandonne les terres de l'Ouest et les rend à la nuit, la fin du jour est là-bas. Mais, marcheurs comme rats, avançons vers l'Est jusqu'à ce qu'il nous faille nous reposer. La fin de la journée est donc plus à l'Est qu'à l'Ouest, pour peu que l'on avance dans ce sens. Et donc : où se trouve le Soir ?Rebecca chercha dans le regard de Sofi une idée de la bonne réponse à donner, si tant était qu'il en existait une exacte. Elle n'y lut que l'incompréhension que la chanteuse s'étonna de ne pas subir. Après tout, les Sifals lui avaient déjà fait comprendre qu'elle ignorait beaucoup des secrets de l'Exode. Mais Sofi, qui en savait plus, était bien plus surprise que la chanteuse de découvrir quelque chose de nouveau.
— Où est le matin ? rappela le premier rat, au dos rond.
Il avait l'air réellement impatient d'avoir la réponse, peut-être pour reprendre la marche, mais ne semblait pas leur poser la question en vue d'apprendre quoi que ce soit.— Est-ce que ces mots se réfèrent seulement à une zone géographique, comme le jour ? demanda Sofi, toujours dubitative. Ça n'a peut-être pas de sens d'assigner à des mots anciens des définitions de nos jours sans les adapter...
— Où est le matin ? demanda l'autre rat, à l'oreille rongée, sans tenir compte du moindre des mots de Sofi.
— Cela dépend du point de vue que l'on adopte, tenta Rebecca pour convaincre les deux rats. Si l'on s'imagine étant l'œil de Soleil, le matin sera bien à l'Ouest et le soir à l'Est. Mais du point des âmes qui marchent dans sa vision, ce sera l'inverse.
— Et donc ? voulut savoir le premier rat en se grattant la mâchoire.
La fauconnière leva une pommette. Les rats s'attendaient-ils à une réponse directe et définitive ?
— Eh bien ça dépend, comme j'ai dit. Il faut trancher, c'est ça ?— Votre ami Zivète a refusé de répondre, indiqua le second, agacé. Le Matin est-il à l'Est ou à l'Ouest ?
— Vous savez où est Zivète ? s'inquiéta Rebecca. Elle se demanda de fait si son rat pouvait parler, comme ces deux-là. Mais en cet instant précis, elle ne se préoccupa que de ce qu'ils avaient pu lui faire.
Le premier planta nerveusement ses petites griffes dans la neige, s'arquant et rebroussant ses lèvres pour entièrement dévoiler ses incisives tranchantes.
— Le Soir est-il à l'Ouest ou à l'Est ? vociféra-t-il, attisant de ce fait la colère de ses myriades de congénères. Répondez !Le cercle des rats commença alors lentement à se refermer sur elles, chacun des rongeurs s'avançant à petit pas en exhibant la menace de leurs crocs. Ceux-ci, peut-être du fait de leur plus petite taille, passaient pour dénués de parole.
L'idée de la fuite qu'avait fomenté Rebecca s'évanouit aussitôt; ses agresseurs étaient bien trop nombreux, et surtout bien trop denses pour qu'elles ne puissent s'échapper sans séquelles.— Le Matin est à l'Est, décida sèchement Sofi. Et le Soir est à l'Ouest, ajouta-t-elle à l'attention du deuxième gros rat. Voilà. Vous êtes contents ?
Les deux questionneurs, calmés, se dressèrent sur leur pattes arrière, leurs museaux levés à la hauteur des rotules des marcheuses. L'armée qui les entourait les imita, rangée après rangée, comme si une vague les soulevait.
— Bonne réponse, lâcha simplement le premier rat dont les pattes avant avaient enfin cessé de gigoter.
— Vous êtes du bon côté de l'Enigme, indiqua le second. Vous pouvez marcher à nos côtés. »Sur ces mots, un petit rongeur se faufila entre ses congénères. Rebecca n'eut pas de mal à reconnaître Zivète, et à poser un genou au sol pour accueillir le rat dans ses mains. Avant de le reposer sur le perchoir qu'était son épaule, la chanteuse questionna son familier du regard. Zivète se contenta de la dévisager de ses petits yeux, comme si absolument rien ne s'était passé.
« En maaaaarche ! ordonna le deuxième rat démesuré. Soleil n'attend pas ! »
Tous reprirent leur avancée, droit vers l'horizon. Au loin se découpait encore la silhouette d'une autre œuvre des Bâtisseurs, cette fois-ci la titanesque tête couronnée d'une statue enfouie dans les entrailles de l'Exode jusqu'aux épaules.Suivant le groupe, les marcheuses constatèrent que les rats avançaient parallèlement à l'équateur. Si elles voulaient retrouver le Chant du Nadir, il allait falloir se détacher de cette horde tôt ou tard. D'ici-là, au moins avaient-elles de la compagnie. Une bien étrange compagnie.

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L'Exode Blanc
Fantasi« Régie par la louve cruelle qu'est le Froid, La nuit impose à tous un silence de velours. Sous l'Égide de l'Œil marchent sans fin ses proies, Intouchables en Nadir, comme dans tout le jour. Les couleurs sont absentes, et l'horizon un but Que le do...